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des falsificateurs pour avoir mêlé à leurs vins de l’eau, ou qui pis est de nuisibles essences. Les voituriers restèrent comme pétrifiés par l’épouvante, mais au moment où l’un d’eux s’écria : « Pauvres gens, Dieu ait pitié de leur âme ! » le cratère infernal se referma, et soudain tout rentra dans les ténèbres. »

Ainsi réduite aux proportions d’un fait-divers, la vision dantesque me plaît assez. Situé entre Eisenach et Gotha, ce Hoerselberg (mons horrisonus) a la réputation la plus extravagante. Les géographes nécromanciens veulent absolument y voir l’orifice du purgatoire. De la crevasse volcanique s’échappe dans la nuit du mardi gras la bacchanale qui s’en va promenant la terreur par le pays. En tête s’avance un vieux petit bonhomme de chambellan, le fidèle Eckart, tenant en main son bâton de cérémonie ; derrière lui, à distance respectueuse, se presse et se culbute la troupe diabolique : les uns, décapités, tiennent leur tête sous le bras ; d’autres portent leur visage sur la poitrine en manière d’écusson. Il y en a de manchots, d’écloppés, de cagneux, et qui n’en vont pas moins un train d’enfer. On voit aussi tourner, comme des soleils de feu d’artifice, des roues sanglantes auxquelles sont attachés des corps humains. Et les cris de fendre l’air, les trompes de retentir, les meutes d’aboyer ! La chasse terminée un peu avant que le coq chante, l’infernale cohue rentre au gouffre domestique. Et si, profitant de l’escapade, vous avez tamisé du sable fin à cet endroit, vous y trouvez au matin toute sorte d’empreintes de pieds fourchus, de pattes et de griffes. En ses royaumes souterrains, dame Holla tient sa cour. On n’y vit que pour la joie et les plaisirs. C’est dire que le nombre y est grand de ceux qui cherchèrent à s’introduire au Venusberg, comme on appelle aussi son domaine ; mais le sévère Eckart fait bonne garde. Parmi tant d’illustres prétendans, un seul réussit à tromper sa vigilance, j’ai nommé le chevalier Tannhäuser.

Il chevauchait donc par les riantes campagnes de la Thuringe, le noble trouvère franconien se rendant à la Wartbourg, où le landgrave Hermann, d’impérissable mémoire, rassemblait pour un carrousel poétique la fleur de la chevalerie et du gai-savoir. Arrivé enfin au Hoerselberg, la nuit le prit, et comme il continuait d’avancer, il vit s’ouvrir une caverne profonde sur le seuil de laquelle une femme lui apparut plus belle et plus séduisante que toutes celles qu’il avait rencontrées. C’était dame Vénus en personne. A son appel de sirène et de magicienne, le chevalier n’essaya même pas de résister. Il entra dans la grotte et s’y oublia. Sept ans s’écoulèrent de mystérieuses voluptés, d’énervans transports, puis un jour, la coupe de l’ivresse épuisée, il se prit à regretter le ciel d’azur, l’air des forêts et la liberté. Pour retrouver son cheval de