Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/578

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
574
REVUE DES DEUX MONDES.

crois que je m’emporte, ajouta-t-elle avec le vaillant sourire qu’elle savait trouver dans ces périlleux momens. Le plus fou de nous deux n’est pas vous, mon fils. Il est bien certain que vous serez le dernier des Croix-de-Vie, si vous le voulez.

— Et je le veux, dit-il. L’honneur le veut aussi, ma mère. Un seul des nôtres s’est marié à l’âge que je viens d’atteindre, c’était mon père. Je ne l’ai pas connu.

— Mon Dieu ! fit à demi-voix la marquise, que les enfans sont cruels !

— Cruels ! dit-il, non, c’est clairvoyans qu’il faut dire.

— Rayez encore ce mot, reprit-elle avec la même énergie. Cette clairvoyance n’est que de la faiblesse. Qu’avez-vous fait de votre courage, monsieur de Croix-de-Vie ? Ne vous souvient-il plus de l’affaire de Tiffauges ? Vous aviez dix-sept ans alors. Est-ce moi maintenant qui dois porter ici un cœur d’homme ? Je sais pourtant bien que vous me croyez oublieuse et timide. Vous m’accusez tout bas de ne songer qu’au moment présent ; vous pensez que j’ai voulu dissiper mes souvenirs pour effacer mes terreurs…

— Ma mère…

— Ne vous défendez pas, continua-t-elle d’une voix brève. Je peux avoir l’air d’oublier le passé. C’est une faute qui m’a coûté bien cher, puisque j’y ai perdu une part de votre affection et même de votre estime ; mais la confiance que j’ai toujours montrée dans des temps meilleurs, je ne la feignais pas. Seule ici j’envisage l’avenir d’un regard libre. Je suis vieille, et c’est moi qui ai la force. On ne le croit point ; mais qu’importe ? On ne me voit plus pleurer les morts, et c’est ce qu’on ne me pardonne pas. N’ai-je donc point assez de larmes à verser sur la dureté des vivans ? Mon fils, je vais vous dire une effroyable chose. Ne m’en gardez pas de ressentiment. Je la porte et je la cache depuis dix ans au plus triste et au plus profond de moi-même ; vous me l’arrachez. Martel, je sais que vous ne m’aimez pas…

— Ma mère ! s’écria le marquis, je vous jure que je vous aime. La marquise demeura muette un moment. — Vous avez bien fait de jurer, dit-elle.

Et puis mettant sa main sur les siennes : — Jamais je ne vous avais parlé ainsi, reprit-elle. Je vois bien que votre méchant cœur en est amolli. Ah ! je vais profiter de ce moment que je ne retrouverai point. Vous vous êtes donné à moi tout à l’heure par ce serment que vous venez de faire ; vous êtes redevenu mon bien, je vous reprends. Et cela est heureux pour vous, mon fils. Aveugle que vous êtes, depuis dix ans vous souffrez ; votre âme est en peine, et jamais la pensée ne vous est venue que le port de salut c’était moi, c’était votre mère !