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marche ; il revenait sur ses pas et continuait ses bonds joyeux autour de Mlle de Bochardière. Chesnel se tenait immobile sous le grand porche et la suivait des yeux.

La marquise se leva précipitamment quand entrèrent M. de Lescalopier et sa fille. C’était de sa part une bonté bien marquée : après tout, elle aurait pu ne faire que se soulever sur son fauteuil ; mais son émotion, car elle en eut, l’emporta. Dans le même moment, elle sourit, elle pâlit, ses yeux brillèrent et parlèrent, et sa bouche laissa vraiment échapper un petit cri de plaisir. Tout cela ne pouvait être joué, Violante le vit bien ; il n’y a de si vif que ce qui est sincère. Mme de Croix-de-Vie s’avança preste, gracieuse, caressante, charmante et irrésistible de tout point, vers Mlle de Bochardière. — Soyez la bienvenue, lui dit-elle, ma chère enfant. Voyez ! point de mademoiselle entre nous ! Je supprime tout de suite les façons et les mots. Je peux bien croire que nous sommes de vieilles amies, puisque depuis trois ans je vous attends. Voici le marquis, mon fils.

Il était là, il lisait, lorsque Violante et son père s’étaient montrés à la porte du salon avec l’abbé ; il tenait encore son livre à la main. Il s’inclina sans prononcer une parole, et sous ce froid salut Violante se sentit bien près de rougir. C’était le même air de hauteur et de défi qu’elle lui avait vu la veille en face de la croix. — Mon fils, reprit la marquise, vous me disiez hier qu’il vous souvenait bien d’avoir rencontré autrefois Mlle de Bochardière.

Il salua une seconde fois, toujours muet.

Sans se laisser troubler, la marquise, entraînant Violante, la fit asseoir à ses côtés sur un sofa. — Quoi ! lui dit-elle, vous avez bien le cœur de tenir renfermée la jolie personne que voilà ? Ma chère enfant, c’est un crime.

— Il ne nuit qu’à moi, madame, répliqua Violante.

— C’est égal, reprit la douairière, on dit que Dieu fait bien tout ce qu’il fait. Savez-vous que j’ai envie d’en douter un peu, car enfin pourquoi nous a-t-il donné à toutes les deux le goût de la solitude ? Il aurait pu du moins corriger par la sociabilité de l’une la sauvagerie de l’autre…

— Madame la marquise, fit Violante, essayant de sourire, c’est moi seule qui suis sauvage.

Le langage léger et affecté tout à la fois de Mme de Croix-de-Vie lui causait déjà de l’impatience. Ne savait-elle pas bien que la solitude n’était pas un goût chez la douairière ? À quoi bon parer ses tristesses et masquer ses ressentimens ? La noblesse des environs venait au château le moins qu’elle pouvait, et la marquise ne le lui pardonnait point. Les Croix-de-Vie étaient délaissés, voilà la vérité amère… Quel est le fruit naturel du malheur, si ce n’est l’abandon ?