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Les affinités sont donc visibles entre le premier ouvrage de MM. de Goncourt et le dernier. Dans cet intervalle de quatorze ou quinze ans, ils ont touché à l’histoire, au roman, à l’esthétique, aux mémoires, à la fantaisie, au théâtre. Toutes ces œuvres variées ont une physionomie monotone ; toutes, si elles étaient de structure plus solide et plus durable, feraient l’effet de temples ou de chapelles élevés par MM. de Goncourt à leur idole. C’est ainsi qu’en essayant de raconter ou de décrire successivement la société française pendant la révolution et pendant le directoire, ils n’ont rien négligé pour donner à leur histoire les allures d’une revendeuse à la toilette. On étouffe dans ces volumes comme dans ces magasins où s’accumulent toutes les laideurs et toutes les pauvretés faites avec d’anciennes richesses et d’anciennes élégances. Dans ce fouillis de noms propres, on éprouve un étourdissement qui rend incapable d’apercevoir un coin d’horizon, de recueillir une idée, de préciser un souvenir. Il semble que l’historien se soit fait commissaire-priseur. MM. de Goncourt dans leur nouveau livre, — et c’est une des pensées les plus raisonnables qu’on y trouve, — viennent de nous dire : « L’anecdote, c’est la boutique à un sou de l’histoire. » — Ce serait le cas de leur répondre en rappelant un mot célèbre : « Je le pensais, mais je n’aurais pas osé vous le dire. » — Il est vrai qu’ils ajoutent, quelques pages plus loin : « Prenez un siècle près du nôtre, un siècle immense ; brassez une mer de documens, trente mille brochures, deux mille journaux ; tirez de tout cela non une monographie, mais le tableau d’une société, vous ne serez rien qu’un aimable fureteur, un joli curieux, un gentil indiscret. » — Sans discuter les adjectifs, on pourrait répliquer à MM. de Goncourt, qui professent un souverain mépris pour les travaux des bénédictins : à qui la faute ? On est puni par où on a péché. L’anecdote, le détail matériel, le détritus du passé, le haillon traînant dans le ruisseau, ne peuvent donner que ce qu’ils ont. L’intelligence, la réflexion, la conscience, le vrai savoir, ne peuvent pas encourager ce qui les dédaigne et récompenser ce qui les supprime. Vous destituez l’idée au profit des yeux ; vous nous dégoûtez de réfléchir pour nous forcer de regarder ; soit : mais alors ne vous étonnez par si l’idée prend sa revanche. Ceux qui, se livrant à une orgie de lectures indigestes, ne savent pas en extraire l’âme, former un esprit de cette masse de corps inertes, ceux-là n’ont que ce qu’ils méritent quand on les traite négligemment de compilateurs et de fureteurs.

Le roman, tel que l’ont pratiqué MM. de Goncourt, pourrait donner lieu à des observations analogues. Nous ne prétendons pas énumérer tous leurs essais en ce genre : ceci n’est ni un dénombrement, ni une étude ; nous avons voulu, en passant, marquer leurs rapports avec la curiosité comme on signale les rapports d’un jeune homme du monde avec une maîtresse ruineuse. La curiosité, qui n’a pas de cœur, ne veut pas qu’on lui en parle. Fidèles à la consigne, MM. de Goncourt, dans Renée Mauperin, dans Germinie Lacerteux, les plus récens, les plus bruyans, les plus affichés de leurs romans, avaient bien vite renoncé à l’analyse des sentimens et des