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tredis ? N’importe, ne comptez pour rien mes paroles de tout à l’heure. Celles d’à présent sont seules vraies. Oui, René, si près de ma fin, j’ai la fantaisie de commencer à vivre, comme si vivre était mon lot. Et qui sait ? je vais me persuader peut-être que je n’ai pas été créé pour autre chose.

— C’est en quoi vous auriez raison, répliqua vivement l’abbé, car il n’y a rien de plus déraisonnable que de penser, comme vous le faites, que Dieu est l’ennemi particulier de vous et de votre maison, et que la vie dont vous jouissez, au lieu d’être un don de sa bonté, est un piège de sa haine.

— D’abord, reprit le marquis, ce que j’ai fait de la vie n’a jamais pu s’appeler en jouir. Voilà justement où j’ai eu tort. J’ai lâché la proie pour l’ombre, mais que voulez-vous ? tous les malheureux n’ont pas reçu de la nature le bienfait d’une âme vulgaire.

— Mon cousin, fit l’abbé, Dieu pétrit les âmes à sa guise…

— Monsieur l’abbé, interrompit brusquement M. de Croix-de-Vie, ne mettez pas Dieu en cause. Vous apportez à le défendre un zèle qui mériterait une récompense, et je n’ai pas le temps de travailler à vous faire évêque. Parbleu ! je compte employer bien plus utilement les longs jours qui me restent. Savez-vous à quoi, René ? Non, je gagerais mon domaine de Croix-de-Vie contre votre anneau que vous ne le savez point.

— C’est vrai, murmura l’abbé.

Le marquis se mit à rire. — À chasser ! reprit-il, à chasser aux loups, ne vous en déplaise. On me verra galoper sous le bois, en tête de mes chiens, toute la paroisse à ma suite. Pardieu ! je ne peux mieux faire pourtant. Je mène mes chouans à la chasse, il ne dépend pas de moi de les mener à la guerre. Et qu’est-ce que je veux prouver en galopant, sinon que Croix-de-Vie n’est point si obsédé qu’on l’imagine de la pensée de sa fin prochaine ? Allons donc ! je ne me soucie pas de la destinée plus que d’un fétu. Et ma foi, si je croyais que la mort me guettât, je la narguerais encore, et je courrais les sangliers et les loups. Eh bien ! qu’en dites— vous, René ? L’abbé se taisait ; visiblement il tremblait de tous ses membres.

— Mon pauvre abbé, dit le marquis en lui posant la main sur l’épaule, est-ce que je vous fais encore peur ?

— Peur ! balbutia l’abbé. Mon cousin, vous êtes cruel. Ah ! je sais bien que vous aurez de la peine à me pardonner.

— Vous êtes étrangement opiniâtre, René, s’écria M. de Croix-de-Vie, qu’ai-je donc à vous pardonner ? De n’être point venu à Bochardière répandre des pleurs sur moi qui n’aime pas les pleurs ? Non, mille fois non, je ne vous en veux point. Laissons cela et reprenez vos sens. J’ai besoin que votre esprit se mette en repos, car je