Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/942

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
938
REVUE DES DEUX MONDES.

La matinée avançait lorsqu’il revint au château. Il y avait grande foule dans les communs et dans la cour, car ce jour, qui était le quinzième de juin, avait été marqué pour la fenaison. L’herbe jaune des prés de Croix-de-Vie, qui mûrit sans fleurir, allait tomber sous la faux. Les gens du village étaient là, rangés sur deux lignes, attendant les ordres de Chesnel, qui commandait à tous dans le domaine. Ils serraient avec joie le terrible instrument dans leurs larges mains, la faux est encore une arme. Tous ces chapeaux noirs se levèrent devant le marquis, toutes ces faces mornes s’illuminèrent d’une sorte de sourire, car chacun dans le hameau savait qu’on allait avoir une jeune marquise. Chesnel s’avança vivement vers son maître et lai fit signe qu’il voulait lui parler en particulier. Ils passèrent derrière la chapelle.

— Je viens de la voir, dit Chesnel, à l’instant où elle s’éveillait. Elle a gardé Magnus auprès d’elle, et m’a remis un présent pour vous.

Il tenait en effet un bouquet d’azalées blanches cueillies dans les jardins du château, il le remit à Martel. Ces fleurs, le marquis les avait envoyées, la veille, à Bochardière. Violante les avait portées à sa ceinture et les lui renvoyait fanées. Le marquis les prit sans répondre ; il entra dans la chapelle. L’abbé de Gourio était là dans une chambre qui précédait le sanctuaire. — Eh bien ! René ? lui dit Martel.

— Eh bien ! balbutia l’abbé, j’ai beaucoup prié, étudié et médité depuis deux heures ; je n’ai pas changé de sentiment.

— Je n’en suis pas étonné, répliqua Martel. Si je me suis ouvert à vous, c’est que vous étiez le seul à qui je pusse m’ouvrir. J’ai mis dans vos mains le secret de ma conduite, parce qu’il sera bon peut-être que vous le fassiez connaître un jour ; mais en agissant ainsi je n’ai pas espéré changer le vol de votre âme : elle est douce et bonne, René, mais elle est trop timide

— Attendez, reprit l’abbé.

Il alla chercher sur un rayon de bois un gros livre qu’il apporta et qu’il ouvrit devant les yeux du marquis.

— Qu’est-ce que cela ? lui dit Martel.

— Cela ! fit l’abbé, c’est la Somme de saint Thomas. Le marquis leva les épaules.

— René, dit-il, cette Somme est admirable ; mais que voulez— vous que me fassent les décrets portés dans ce gros livre ?

— Lisez, murmura l’abbé ; vous verrez que l’église n’interdit pas absolument la chasteté dans le mariage ; elle permet ce qui peut être l’effet d’un libre et mutuel consentement.

— Un consentement ! dit le marquis.