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messe, son père, toujours empressé à se glisser dans ses pensées à l’instant où elle n’y descendait qu’à regret elle-même, lui avait demandé comment elle trouvait le marquis :

— Je le trouve beau quand il prie, avait-elle répondu sans relever la tête.

Depuis lui était-il arrivé de penser au marquis plus qu’elle ne l’aurait voulu ? Qui pouvait le croire ? qui pouvait le prétendre ? Lorsque son père lui avait proposé de la conduire au château, ne s’y était-elle pas refusée ? Elle alléguait pour raison de son refus des choses fort sérieuses, disant que l’air et le langage de la douairière ne lui plaisaient point, que ce ton de grande dame, dans sa légèreté libre et moqueuse, la blesserait promptement. Et l’avocat alors de s’écrier, suivant sa coutume, qu’elle était hautaine et sauvage, et qu’on voyait bien où elle était née. En ce temps-là, elle connaissait la légende de Croix-de-Vie, au moins par les rumeurs du village. Si elle l’avait apprise, c’est donc qu’elle s’en était informée, et il fallait bien qu’elle fût plus libérale encore que ne le soupçonnait la douairière et que son père ne le croyait, car souvent, tout en écoutant, sans qu’ils y prissent garde, les serviteurs de Bochardière qui parlaient de la sombre humeur du marquis, elle se disait tout bas : C’est sa faute. Que ne fuyait-il cette oisiveté téméraire ? que n’employait-il à des choses moins nobles de nom, plus nobles de fait, cette vigueur, cette jeunesse et ces richesses d’une âme altière qui se trahissaient encore dans sa tristesse même sur son grand et beau visage ? — Mais elle songeait donc à lui ?… Non, elle songeait à la légende. Sans cette légende, qui ne lui paraissait pourtant qu’un médiocre tissu de superstitions ridicules, le marquis ne l’aurait jamais à ce point occupée. Elle était donc plus sensible que ne le croyait son père à cette poétique figure du sixième Croix-de-Vie, menacé par le destin. Bien souvent elle avait essayé de la chasser de devant ses yeux et n’y avait pu réussir ; c’était une obsession de l’imagination et de l’esprit, mais elle était bien sûre que le cœur n’y avait jamais eu de part. Non, elle n’avait pas aimé Martel de tout temps, depuis le jour où elle l’avait vu à la chapelle. Si elle avait toujours redouté les mariages vulgaires, elle détestait les unions inégales, et jamais un rêve si contraire à sa fierté ne l’avait occupée. Non, elle n’aimait pas le marquis depuis trois ans.

Elle l’aimait depuis un mois. De quelle profondeur, de quelle force, elle le sentait à la paix qui maintenant régnait dans son cœur. Il eût été bien moins calme, si cet amour avait été moins sûr de lui-même, moins sûr aussi de tous les biens, de toutes les victoires, de toutes les joies que l’amour de Martel allait lui rendre. Ces belles pensées la suivaient tandis qu’elle errait à travers sa chambre comme dans les chemins nouveaux d’un monde enchanté. Soudain vous