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REVUE DES DEUX MONDES.


XVI.

Lorsque la douairière de Croix-de-Vie s’éveilla dans son grand lit élevé sur une estrade et entouré de balustres dorés, dans son grand lit à dais écussonné aux armes de Croix-de-Vie et de Ledignan, sa première pensée fut pour l’alliance que sa maison venait de contracter avec les Lescalopier de Bochardière, et tout d’abord elle se pâma de rire. Une servante entra, la douairière l’interpella vivement et lui demanda des nouvelles. Il n’y en avait point ; mais si…, cette fille au contraire en tenait une singulière, renversante, inouie… La marquise Violante s’habillait seule !

La douairière leva les épaules. Si ce qu’on lui apprenait là n’était pas une nouvelle, c’était pour le moins une nouveauté, et sans doute on allait en voir bien d’autres. Quant à elle, qui était à quatre siècles de toutes les habitudes plébéiennes et de toute idée moderne, elle avait toujours eu besoin de deux femmes pour la mettre hors de son lit. Dès qu’elle fut debout, elle se fit conduire, suivant sa coutume, à sa croisée, et considéra le front des grands bois, sa muraille de la Chine. L’étroit espace où elle vivait depuis trente-quatre ans lui parut encore s’être resserré depuis la veille. Si petite que fut cette prison, son esprit remuant et son âme active y avaient fait longtemps se mouvoir tout un monde d’espérances, de craintes, d’illusions, de regrets et de désirs, d’ambitions et de rêves. Tout cela était apaisé ou satisfait à présent ; eh ! oui, grand Dieu, satisfait ! Si maintenant elle quittait cette vie après y avoir si péniblement achevé sa tâche, son fils verserait peut-être encore quelques larmes sur elle : larmes de convenance et de si peu d’amour ! La place qu’elle occuperait dans l’histoire des Croix-de-Vie serait bien mince ; heureusement c’était Lescalopier qui écrivait cette histoire ; il saurait bien dire si ce n’était point à Antoinette de Ledignan, marquise de Croix-de-Vie, que l’on devait la continuation de sa maison… Les deux servantes reparurent à la fois. Leur maîtresse les avait envoyées toutes deux chercher d’autres nouvelles ; elles avaient de quoi la contenter. La marquise Violante venait de se rendre à la chapelle… Seule ? — Oui. — À la chapelle, et pourquoi ? Mlle de Bochardière n’avait jamais été dévote. Mme Violante de Croix-de-Vie l’était-elle donc devenue si tôt ? Après tout, tant mieux pour elle ! Le présent peut bien être beau, l’avenir n’est jamais si sûr. Et la douairière, qui avait surtout la piété des lèvres et qui sentait bien ce qui lui manquait, se prit à dire : Les dévots sont bien heureux !

La marquise Violante était en effet sortie de son appartement ; il y avait une visite qu’en ce moment elle redoutait plus que tout