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larmes, souvent même une part de notre jeunesse et de notre beauté ; mais, croyez-moi, nous n’en regrettons jamais rien. Sachez que nous perdons beaucoup en devenant mères ; mais, si vous voulez savoir ce que nous gagnons, regardez !…

Elle lui montrait le marquis. Martel écoutait cet étrange discours en poussant du pied les cailloux de l’allée, la tête baissée, le visage en feu, le front plissé par une colère impuissante.

— Martel, reprit la douairière en riant, allez conter votre bonheur et vos espérances à ces chèvrefeuilles que je vois là-bas au pied de la terrasse. Vous les cueillerez, si vous voulez : moi, je garde votre femme.

Il obéit et s’éloigna. La douairière le suivit un moment du regard, puis se retourna vers Violante ; mais Violante au même instant lui saisit la main. Elle était pâle, et ses yeux jetaient cette flamme voilée que personne à Croix-de-Vie, Martel excepté, n’en avait encore vu sortir. — Madame, dit-elle, cet homme que vous nommez, ironiquement sans doute, votre grand ami, le maître des Aubrays, est-il donc réellement l’ennemi du marquis et le vôtre ?

— Eh, mon Dieu ! fit la marquise, quelle émotion ! d’où vient-elle ? Je ne sais que vous répondre. À présent que vous êtes mariée, on peut vous dire pourtant de certaines choses. Sachez donc que ce maître des Aubrays a un frère cadet et que M. des Aubrays, leur père à tous deux, était absent depuis trop longtemps quand ce cadet-là vint au monde… Mais qu’est-ce que tout cela vous fait ?

— Madame, dit Violante, je vous en supplie…

— Bon, reprit la douairière, le marquis de Croix-de-Vie, le père de votre Martel à vous, mon mari. Violante, passait ici pour un grand galant avant que de me connaître. Mon fds a toujours été plus sage.

— Ah ! fit Violante, je comprends mieux à présent.

— Vraiment non, répliqua Mme de Croix-de-Vie, vous ne comprenez rien, car ce n’est pas là toute l’histoire ; le reste en est affreux, et décidément vous ne le saurez point. Laissons cela, ma fille, et parlons de vous. Vous aimez le marquis de tout votre cœur, n’est-ce pas ? et vous estimez vous-même que votre cœur est fait pour contenir un grand amour ?

— Oui, dit Violante, oui, madame.

— Eh bien ! reprit la douairière, ce n’est pas assez d’aimer mon fils pour que vous soyez heureuse ; il faut aussi m’aimer, moi qui suis sa mère. Et je voudrais savoir là, de votre bouche, et sans détours, si vous y êtes disposée.

— Entièrement disposée, madame.

— Voilà un entièrement un peu raide, un peu froid, et froide-