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de vivre de Jésus, l’accusant d’être un ami des péagers et des gens de mauvaise vie, bien plus, d’être lui-même un mangeur et un buveur ; à côté d’elle, d’adroits pharisiens se liguent avec des partisans des Hérodes pour lui tendre des pièges sur le terrain politique. Tout cela est naturel et pour ainsi dire dans l’ordre ; mais ce qui n’est pas moins naturel, c’est qu’il y a aussi des Juifs notables voulant s’instruire auprès de Jésus, de jeunes riches s’attirant son affection, des scribes intelligens qui ne sont pas loin du royaume de Dieu. Dans le quatrième Évangile au contraire, en dehors des sacrificateurs et des pharisiens (combinaison peu historique de deux termes par lesquels ce livre désigne habituellement la hiérarchie juive), on n’entend rien dire des autres partis, rien des sadducéens, rien des scribes et docteurs de la loi, rien des hérodiens, rien du « renard Hérode. » Point non plus de possédés ne sachant résister à l’ascendant spirituel du « saint de Dieu, » point de péagers invitant Jésus à leur table en lui offrant l’hospitalité, point de pécheresses repentantes « qui aiment beaucoup parce qu’il leur est beaucoup pardonné ; » toute cette richesse, toute cette variété de caractères, saisis sur le vif des lieux et des temps, fait place dans le quatrième Évangile à des types tels que Nicodème, l’aveugle-né, la Samaritaine, qui ne manquent assurément ni de sens ni de vigueur, mais dont la physionomie plus ou moins étudiée, où domine la ligne aux dépens de la couleur, dénote la nature abstraite, symbolique, en dehors de la sphère de la vie réelle.

Cette différence s’étendrait-elle jusqu’à la doctrine enseignée ? Oui, sans doute, et sans anticiper sur les résultats d’une recherche ultérieure concernant la doctrine particulière du quatrième Évangile, sans oublier qu’un enseignement comme celui de Jésus peut avoir été très légitimement saisi et par conséquent reproduit sous plusieurs faces distinctes, nous devons pourtant relever un fait bien simple et qui dit tout, savoir que le dogme des synoptiques et celui du quatrième Évangile ne coïncident pas. On peut résumer brièvement ce désaccord en disant que, dans les synoptiques, Jésus prêche la vérité, et que, dans le quatrième Évangile, il est lui-même la vérité. Selon les trois premiers, tout en attachant une fort grande importance à ce qu’on « vienne à lui, » à ce qu’on « le suive, » à ce qu’on lui demeure attaché par le lien moral de l’obéissance et de l’amour, Jésus ne va pas jusqu’à confondre l’adhésion à sa personne avec la condition sine qua non du salut. La possession du royaume de Dieu est assurée aux humbles, aux miséricordieux, à tous ceux, quels qu’ils soient, qui ont faim et soif de la justice, à tous ceux qui, même sans connaître Jésus, ont beaucoup aimé, beaucoup pardonné, beaucoup sacrifié, et cette assurance est proclamée d’une manière absolue, inconditionnelle ; mais dans le