Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

détails qui sembleraient supposer qu’il y avait été plusieurs fois auparavant. Ces passages cependant sont loin d’être positifs, et tout ce qu’on pourrait à la rigueur en inférer, c’est qu’en effet Jésus se serait rendu plus d’une fois dans la « ville sainte, » mais obscurément, jugeant peut-être que l’heure n’était pas encore venue d’y assumer la position qu’il adopta par la suite. En tout cas, les trois premiers Évangiles ne connaissent qu’un seul voyage messianique de Jésus à Jérusalem[1], celui qui se termina par son martyre. Il en est tout autrement du quatrième Évangile. Là ce n’est pas la Galilée, c’est Jérusalem, la Judée proprement dite, qui est le théâtre réel des prédications et des miracles de Jésus. Il y vient à plusieurs reprises, y fait de longs séjours, et chaque fois sa présence, sa parole, ses actes donnent lieu à des mouvemens divers et prononcés d’opinion.

Nous pourrions citer encore d’autres exemples de divergence entre les deux récits. Le mieux est de ne s’arrêter qu’à ceux qui offrent un véritable intérêt historique. Ainsi nous mentionnerons la différence remarquable des deux récits au sujet du jour de la mort de Jésus. D’après les synoptiques, Jésus aurait célébré la pâque la veille de sa mort, le 14 du mois juif de nisan, qui correspondait à peu près à notre mois d’avril ; c’est pendant ce repas suprême qu’il aurait institué la cène ; puis, traîtreusement arrêté pendant la nuit au jardin de Gethsémané, il aurait été crucifié le lendemain, c’est-à-dire le 15. Au contraire, d’après le quatrième Évangile, le dernier repas de Jésus n’aurait pas été le repas pascal, et il serait mort le jour même où, selon les prescriptions légales, les Juifs devaient célébrer la pâque en famille ; il serait donc mort le 14. Tout ce qu’on a imaginé pour dissiper cette contradiction remarquable n’a pu tenir devant les textes.

On est donc autorisé à dire que la différence entre les deux récits ne se borne, nullement à ce genre de variantes qui peuvent se produire à propos des mêmes faits chez les historiens les plus concordans ; elle s’étend à la contexture tout entière et jusqu’aux faits les plus saillans de l’histoire évangélique. La physionomie morale de cette histoire, pourrait-on dire, en est toute changée. « Les Juifs du quatrième Évangile, dit M. Scholten, ont constamment le même caractère, tandis que chez les synoptiques tout est vie et diversité : une hiérarchie sacerdotale nous apparaît chez eux combattant au nom de l’orthodoxie régnante la libre pensée et la libre manière

  1. Ainsi s’expliquerait à merveille l’étonnement des Jérusalémites (Matth. XXI, 10), lorsque Jésus entra dans leurs murs aux acclamations de la multitude galiléenne qui saluait en lui « l’envoyé du Seigneur. » Cet étonnement, l’ignorance totale qu’il implique, seraient tout à fait inimaginables, si Jésus à plusieurs reprises eût visité la capitale juive en revendiquant le titre et les pouvoirs du Messie.