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corrigent pas ; on ne peut les modifier sans que la trace de ces changemens ne soit visible. Ils indiquent d’une manière irréfutable, tant qu’ils existent, les opinions des temps où ils furent écrits. Les inscriptions recueillies par M. Le Blant donnent lieu, sous ce rapport, à plus d’une observation importante. Elles sont curieuses et par ce qu’elles contiennent et par ce qu’on n’y trouve pas. Une seule fois il y est question de la Vierge ; évidemment elle ne tenait pas dans la dévotion de ce temps la place qu’elle occupe aujourd’hui. On est surpris de n’y jamais lire ce nom de « frère, » si éminemment chrétien, que les prêtres donnaient à leurs auditeurs dans les églises, et dont, au dire de Lactance, les premiers fidèles se saluaient les uns les autres dans la vie commune. N’en faut-il pas conclure qu’on cessa bientôt de s’en servir, que les gens du IVe siècle, obéissant aux préjugés et aux distinctions antiques, hésitaient à appeler ainsi leurs esclaves, leurs cliens et leurs inférieurs[1] ? Ce n’est pas la seule fois que la pratique et la théorie ont eu quelque peine à se mettre d’accord. Une épitaphe de l’an 501 nous apprend qu’avant de mourir « un chrétien a affranchi l’un de ses serviteurs pour la rédemption de son âme. » C’est une réponse au protestant Jacob Spon, qui affirmait qu’on ne trouve dans aucun monument antérieur à la fin du VIe siècle la mention du secours que le mort reçoit de ses bonnes œuvres, ou, comme on disait alors, du remède de l’âme. Mélanchthon prétendait que l’habitude d’invoquer les saints était fort récente dans l’église. « Ils ne voient pas, ces ânes, disait dans le style de son temps le plus doux des réformateurs, que personne n’en a parlé avant Grégoire le Grand. » Or l’on a trouvé à Die l’épitaphe d’un pieux chrétien du Ve siècle qui nous apprend qu’il attend sans crainte le jour du dernier jugement, parce qu’il compte sur l’intervention des saints, quiescit in pace et diem futuri judicii intercedentibus sanctis spectit[2]. A la même époque, dans toute la chrétienté, les morts se pressent autour des martyrs et des confesseurs. Chacun veut reposer le plus près possible de ces restes vénérés. Dans les fouilles qu’on fait aux catacombes, on reconnaît qu’on approche d’une tombe importante à

  1. Ce mot de frères se retrouve dans les plus anciennes inscriptions chrétiennes, et M. de Rossi suppose même que la communauté naissante a dû être connue sous le nom d’ecclesia fratrum, qui se trouve sur un monument de Césarée en Mauritanie ; mais M. Le Blant fait remarquer avec raison que même à cette époque ce mot est toujours pris dans une acception générale et collective. Jamais il n’est échangé d’homme à homme. En tout cas, il se peut qu’usitée dans la ferveur des premiers temps cette dénomination se soit perdue quand les âmes devinrent plus tièdes, quand les indifférens se firent chrétiens à la suite des empereurs pour les imiter et pour leur plaire, et qu’ils apportèrent leurs anciens préjugés dans leur nouvelle religion.
  2. Pour exspectat.