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la calomnie n’était pas sans quelque fondement de vérité. L’abus de la logique et l’autorité accordée aux gloses arabes donnaient quelque couleur aux accusations intentées contre l’université. Il y avait d’un autre côté entre l’Evangile éternel et la doctrine de la pauvreté religieuse une affinité réelle, que les docteurs de l’université reconnaissaient avec beaucoup de pénétration. La mendicité était devenue le prétexte des plus étranges doctrines. Guillaume de Saint-Amour ne cessait de prêcher contre les truands, les bons-valets et autres sectes de mendians, qui disaient « que le travail des mains est un crime, qu’il faut toujours prier, que la terre porte bien plus de fruits par la prière que par le travail. » L’évêque de Paris, voulant donner à l’université le plaisir de voir un moine convaincu des erreurs les plus graves, déféra au pape Alexandre IV l’Introduction à l’Evangile éternel. Le pape nomma la commission de trois cardinaux dont nous avons parlé. Au mois de juillet 1255 fut prononcée la condamnation dont les pièces préliminaires nous ont été conservées. C’était une satisfaction que la papauté, suivant sa règle de sacrifier les extrêmes les uns aux autres, accordait à l’université ; mais, par égard pour l’ordre qu’une telle condamnation semblait frapper, le pape ordonna de brûler secrètement à Anagni le livre condamné, tandis que la sentence prononcée l’année suivante contre le De periculis novissimorum temporum de Guillaume de Saint-Amour reçut le plus grand éclat[1]. Cette digne église gallicane n’en fut pas moins fière d’avoir arrêté les progrès d’une doctrine perverse, et crut avoir préservé la chrétienté d’un grand danger. Le sentiment de naïf contentement qu’elle éprouva de sa victoire se retrouve dans ces mauvais vers du poète universitaire, Jean de Meung :

Et se ne fut la bonne garde
De l’université qui garde
Le chief de la crestienté,
Tout eust été bien tourmenté
Quant, par maulvaise intention,
En l’an de l’incarnation
Mille et deux cents cinq et cinquante,
N’est homs vivant qui m’en démente,
Fu baillé, et c’est chose voire,
Pour prendre commun exemploire,
Ung livre de par le grant diable
Dit l’Evangile pardurable,
Que le Saint-Esperit menistre
Si com il aparoit au tistre…

  1. Matthieu Paris, loc. cit. Fabricius remarque en effet que la condamnation de l’Évangile éternel n’est pas mentionnée dans le Bullaire, tandis que celle du De periculis y est rapportée tout au long. (Codex apocryphus N. T., 2e édition, t. I, p. 337-338.)