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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

veau, le monde de chrétien serait devenu franciscain[1]. Nous allons voir comment ces prétentions échouèrent devant la rigueur scolastique de l’église gallicane, la fermeté de la cour de Rome, le bon sens d’une société laïque qui commençait à naître, et surtout par l’impossibilité même des projets qu’on voulait accomplir.

Paris, où le nouvel Évangile choisit de naître, était le point du monde le moins favorable à ses progrès. Ces rêves d’une perfection imaginaire, ces vagues aspirations vers un état idéal et surhumain, vinrent se briser contre le tour pratique de l’esprit français. On est surpris de la justesse et de la netteté avec laquelle les grands représentans de l’université de Paris à cette époque, les adversaires de la mendicité religieuse, Guillaume de Saint-Amour et Gérard d’Abbeville, aperçurent la portée sociale des nouvelles institutions monastiques[2]. Sans doute les religieux qui ne partageaient pas les théories exagérées des franciscains, et surtout les dominicains, qui, loin de les partager, en furent les plus constans adversaires[3], pouvaient réclamer avec justice contre l’affectation que l’on mettait à confondre la doctrine de la pauvreté monastique avec celle de l’Évangile éternel. Saint Thomas d’Aquin se montre presque aussi sévère que Guillaume de Saint-Amour dans le blâme qu’il inflige aux idées de l’école joachimite, et Guillaume de Tocco, son biographe, rapporte qu’ayant trouvé dans un monastère les ouvrages de l’abbé de Flore, il les lut en entier, souligna tout ce qui lui parut erroné, et défendit impérieusement de lire et de croire ce qu’il avait ainsi annulé de son infaillible autorité[4]. On ne peut douter que, dans la chaleur de la lutte, à un moment où l’on faisait arme de tout pour amener la condamnation de ses adversaires, l’université n’ait saisi l’Évangile éternel comme une bonne fortune pour décréditer les religieux, de même que ceux-ci exploitaient contre l’université le reproche d’averroïsme et le blasphème des Trois imposteurs. Rarement la polémique des partis s’abstient de combattre ses adversaires par l’exagération de leurs propres idées. Cette fois cependant

  1. Ainsi l’entendait certainement Guillaume de Saint-Amour : « Jam sunt 55 anni quod aliqui laborant ad mutandum Evangelium Christi in aliud Evangelium, quod dicuut fore perfectius, melius et dignius, quod appellant Evangelium Spiritus Sancti, sive Evangelium æternum, quo adveniente, evacuabitur, ut dicunt, Evangelium Christi. » De peric. noviss. temp., p. 38. (Opera, Constantiæ [Parisiis] 1632.)
  2. Voir l’article de M. Daunou sur Jean de Parme { Hist. litt. de la Fr, t. XX) et surtout celui de M. Victor Le Clerc sur Guillaume de Saint-Amour et Gérard d’Abbeville (ibid., t. XXI).
  3. Salimbene, p. 104-108.
  4. « Ubi aliquid erroneum reperit vel suspectum, cum linea subducta damnavit, quia totum legi et credi prohibuit quod ipse sua docta manu cassavit. » Acta SS. Marlii, t. I, p. 667.