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dans la vie active ; il voulut retourner chez les Grecs, à la réconciliation desquels il avait déjà travaillé dans sa jeunesse. Une maladie le surprit à Camerino, et il y mourut. Sa légende avait commencé de son vivant ; elle se modela de point en point sur celle de François d’Assise[1]. Des miracles s’opérèrent sur sa tombe ; son parti fut même assez fort pour le faire mettre au rang des bienheureux.

Les joachimites, ses amis, à l’exception de Gérard, finirent tous comme des saints. Ghiscolo, à son lit de mort, eut des visions si frappantes que tous les frères qui étaient présens en furent émerveillés[2]. Le bon Salimbene continua sa joyeuse vie de spirituel vagabond, tantôt reniant ses erreurs de jeunesse et regrettant le tort que Jean et Gérard avaient fait à l’ordre, tantôt avouant avec un certain plaisir qu’il a été lui-même du cénacle de joachimites et qu’il n’a jamais connu d’hommes si pieux et si aimables[3]. Comme tous les héros de ce singulier mouvement étaient fort jeunes, le mot d’Evangile éternel mourut longtemps avant eux. Depuis 1256 en effet, ce nom disparaît de l’histoire, où il ne figura que durant une ou deux années. Son sort rappelle celui de ces drapeaux d’un jour, usés vite par les partis, qu’on voit s’élever dans les temps de crise pour représenter un moment des causes réservées à bien des transformations ultérieures.


VII. — FORTUNES DIVERSES DE LA DOCTRINE DE L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

Tout le monde est à peu près d’accord aujourd’hui sur les grandes divisions de l’histoire intellectuelle du moyen âge. Loin de présenter une ombre uniforme, comme on se l’est souvent figuré, la grande nuit qui s’étend de la ruine de la civilisation antique à la reprise de la civilisation moderne offre à l’œil attentif des lignes très claires, d’un dessin très lisible. La nuit ne dure réellement que jusqu’au XIe siècle. Alors a lieu une renaissance en philosophie, en poésie, en politique, dans les arts. Cette renaissance, qui d’abord se fait par la France, atteint son plus beau moment dans la première moitié du XIIIe siècle, puis elle s’arrête. Le fanatisme, l’esprit étroit de la scolastique, les atrocités de l’inquisition dominicaine, le pédantisme de l’université de Paris, l’incapacité de la plupart des souverains amènent une complète décadence. Le XIVe et le XVe siècle sont pour toute l’Europe, l’Italie exceptée, de bas siècles, des siècles où l’on ne pense plus, où l’on ne sait plus écrire, où l’art s’affaiblit, où la poésie se tait. Un feu nouveau cependant couve au sein

  1. Salimbene, p. 137-138. Pour la circonstance des douze compagnons, p. 317-319.
  2. Ibid., p. 101,318.
  3. Ibid., p. 102,103,122,129,130,131,141,148,227,233,235,236.