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le jeune libéralisme, le vétéran de nos batailles, l’ouvrier de nos villes, le paysan de nos villages, l’étudiant de nos écoles, les refrains de nos chansons, dans un pêle-mêle de regrets et de gloire. On persuada au peuple qu’il était le héros de ces vastes hécatombes dont il avait été la victime. En lui rappelant ce que la révolution lui avait donné, on lui faisait oublier ce que la guerre lui avait pris.

Aujourd’hui les points de vue ne sont plus les mêmes ; un triage a eu lieu ; certaines séparations se sont faites ; certains rapprochemens se sont opérés, et ceux qui dans l’histoire ou dans le roman veulent se poser en interprètes du sentiment populaire peuvent obéir à une inspiration plus libérale et plus humaine. Il ne s’agit, bien entendu, ni de chicaner vingt ans de victoires, ni d’enseigner au peuple à maudire ce dont il a droit d’être fier. Ce qu’il faut, c’est le placer à son plan dans ces tableaux de batailles où l’on ne voyait autrefois que les habits brodés ; c’est nous le montrer là, dans toutes les misères de son obscur héroïsme, changé en chair à canon, fauché, haché, broyé, pour que cinq ou six noms de plus prennent rang dans l’histoire, pour que ces tueries effroyables se terminent par des traités où chancelleries et monarques font échange de cérémonial et de cordons. L’œuvre qui n’était héroïque qu’à force de sacrifices à de magnifiques mensonges redeviendra humaine, si l’on prend l’homme du peuple, non plus au moment où son cœur s’est bronzé, où il a cessé d’être fils, mari, citoyen, pour n’être que soldat, mais à cette heure transitoire où il tient encore à son foyer par mille liens, où, en attendant qu’il soit entraîné dans l’engrenage de fer et d’acier, son âme naïve et droite proteste contre l’idée de souffrir et de périr pour des intérêts qu’il ne connaît pas, pour une cause qui n’est pas la sienne. Rendre en un mot la guerre haïssable en nous la présentant dans ses rapports immédiats avec les plus petits, les plus humbles de ceux qui la font et qui la subissent, telle est désormais la note juste.

Dirons-nous que MM. Erckmann-Chatrian ont rempli les conditions de ce programme, ou même qu’ils ont été les premiers à ouvrir cette voie ? Pour ne citer que trois noms de physionomie bien différente, Voltaire dans bon nombre de ses écrits, Lamennais dans les Paroles d’un Croyant, Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaires, ont dénoncé cette glorieuse duperie qui livre des milliers d’honnêtes gens à une mort certaine pour le bon plaisir d’un roi ou d’un conquérant. Chez Voltaire, sauf de rares occasions, la sensibilité s’exhalait on moquerie, et d’ailleurs son esprit essentiellement grand seigneur s’inquiétait assez peu de la misère des petits. L’irascible génie de Lamennais déguisait ses anathèmes sous des airs de parabole évangélique. Alfred de Vigny, en indiquant ce qu’il y a d’excessif dans cette absorption d’existences innombrables par la volonté d’un seul, gardait sa réserve aristocratique de gentilhomme-poète. Habitué à tout voir de haut et à ne rien regarder de près, il rendait l’impression sans s’arrêter au détail. Dans ces nobles pages