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LE DERNIER AMOUR.

seul état qu’il pût exercer. Pour tout le reste, il avait une teinture insuffisante, et sa nature rêveuse et contemplative ne se prêtait nullement aux prodiges de travail intellectuel qu’il eût fallu faire pour réparer le temps perdu.

Il fallait donc le réintégrer dans la famille, sauf à l’envoyer dans les hauts, comme il disait, s’il me donnait quelque véritable sujet de plainte. Au besoin, on pouvait l’occuper encore plus loin, du côté de Sion, où Félicie, par suite de l’héritage de son frère, avait quelques autres propriétés à faire valoir.

J’accueillis donc le retour du jeune comte avec une cordialité sincère, résolu à être d’autant plus sévère envers lui, s’il me trompait, mais ne pouvant me décider à admettre que cela fût possible. L’amitié que je lui témoignais lui fit verser des larmes, et il me jura passionnément qu’il m’aimait de toute son âme. À ces effusions se mêlait l’expression de la douleur qu’il venait d’éprouver en perdant son père. Il en parlait en des termes si naïfs et si tendres qu’il m’émut, et que je me serais trouvé odieux de le bannir en pareille circonstance.

Je rappelai Félicie, je lui montrai autant de confiance qu’à lui. Elle garda une attitude assez froide avec nous deux, et parut gênée et comme impatientée quand Tonino insista pour savoir la cause de sa dureté envers lui. — Ne me direz-vous pas, s’écriait-il avec animation, ce que j’ai fait pour vous déplaire depuis la mort de notre pauvre Jean ? Jusque-là vous aviez été ma mère, et puis tout à coup je n’ai plus été qu’un ennui et un fardeau ! J’accusais M. Sylvestre, et j’étais injuste. C’est un ange, c’est un dieu pour moi. Il est content de me voir, il veut que je reste ici ; donc c’est vous, vous seule qui me repoussez. Faut-il que je sois malheureux ! Qu’est-ce que j’ai donc dit ou pensé de mal pour être malheureux comme cela ?

— Rien, répondit Félicie en me regardant, comme si elle eût voulu me prendre à témoin de chaque parole qu’elle lui adressait. Tu n’as rien fait de mal, mais tu étais contraire à mon mariage avec n’importe qui. Souviens-toi, tu es un enfant gâté, très jaloux de l’amitié qu’on t’accorde, et cela prouverait que tu n’es pas sûr de la mériter. J’ai craint de te voir manquer de respect à M. Sylvestre, car une ou deux fois, sans dire rien de mal sur son compte, — la chose ne serait pas possible, — tu m’as parlé de lui avec dépit. Or je t’avertis, moi, que si tu n’es pas décidé à le chérir et à le servir comme ton maître et ton meilleur ami, je ne te souffrirai pas auprès de moi. Il veut que tu restes, tu resteras ; mais fais grande attention à ce que je te dis : pas de jalousie, pas de dissimulation, pas d’humeur, pas de plainte, car je jure qu’au premier mot, au premier regard qui témoignerait que tu lui en veux, tu ne resterais pas une heure dans la maison.