— Ah ! permettez-moi de vous dire, monsieur Sylvestre ! vous exagérez toutes ces choses-là ; vous les jugez en homme du grand monde apparemment. Nous autres paysans, nous n’y voyons rien de si grave ; nous disons : C’est un malheur, et ça nous paraît si facile à pardonner que nous ne nous faisons pas un devoir de l’ignorer et un mérite de le taire.
Et comme je me taisais, moi, attristé et blessé au fond de l’âme, il reprit :
— Monsieur Sylvestre, je suis désolé de vous avoir fait de la peine, mais est-ce ma faute ? Je suis un gardeur de vaches, et je ne peux pas sentir et penser comme vous, qui êtes un aristocrate et un philosophe. Tenez, vous n’êtes pas ici dans le monde qu’il vous faudrait. Jamais vous ne vous habituerez à la rudesse de nos pensées et de nos paroles, et Félicie a beau vouloir élever son esprit et ses manières pour arriver jusqu’à vous, elle vous blessera toujours par quelque endroit ; car si elle est la petite-fille du comte del Monte, elle n’en est pas moins la fille du père Morgeron, qui battait sa femme et s’enivrait avec de l’eau-de-vie quand il était de mauvaise humeur. Et puis elle a eu ce malheur dont nous parlions, dont vous ne voulez pas qu’on vous parle, et ça lui a aigri le cœur… Vous la guérirez, je ne dis pas non, mais ce ne sera pas sans peine, et vous aurez plus d’un gravier dans votre pain quotidien. Vous avez du savoir, du courage et un grand esprit, vous vous en servirez, c’est affaire à vous ; mais il faudra passer sur beaucoup d’ornières et de cailloux avec des gens mal élevés comme nous autres. Pardonnez-moi d’avoir réveillé un souvenir qui vous déplaît, et de vous dire que ma cousine n’aime pas la Vanina. La Vanina n’a pas eu de malheur, elle ! je ne veux pas qu’elle en ait par ma faute. Faites donc que ma cousine nous marie, voilà tout ce que j’avais à vous dire. Ne le prenez pas en mauvaise part ; j’aimerais mieux mourir que de vous offenser.
C’est ainsi qu’avec son ingénuité pénétrante et son prétendu gros bon sens, si délié, Tonino me torturait. J’en revenais à me demander s’il n’avait pas l’âme profondément perfide, s’il n’amenait pas habilement toutes ces explications, en apparence fortuites, pour me punir d’avoir inspiré l’amour auquel il avait prétendu, qu’il avait obtenu peut-être avant moi, et que je lui avais ravi…
Devant cette atroce supposition, la loyauté de mon âme se révoltait et criait : — Non ! c’est impossible ! Quelle autre énigme alors me présentait l’attitude de Félicie ? Était-ce pour me punir de mes soupçons qu’elle brisait avec tant d’opiniâtreté le pacte de famille où Tonino avait sa place marquée, légitime, pour ainsi dire inaliénable ? Elle semblait vouloir se rendre coupable envers lui, en-