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César lui-même se charge bien de faire justice de cette illusion. L’homme qui épouse une idée se dévoue rarement à elle sans réserve ; tôt ou tard, dans l’enivrement du succès, il lui donne pour rivale une chimère. Cette lutte de la fantaisie et de l’instinct, de l’utopie personnelle et de la mission, est le côté tragique de la vie des grands hommes. La fantaisie l’emportant, tels qu’un cheval qui a la bouche égarée, ils ne sentent plus la bride, ne connaissent plus de frein, s’irritent contre la sagesse qui leur résiste, et on les voit, se précipitant dans les aventures et dans le malheur, commettre des fautes dont l’énormité crève les yeux du vulgaire. C’est alors que le bon sens prend sa revanche ; longtemps muet d’admiration, il se venge de son éblouissement par ses railleries ou ses pitiés, et, témoin de la catastrophe, il sent que son tour est revenu.

À l’homme extraordinaire que la révolution avait choisi pour être son dictateur et son législateur, elle avait dit : Tu me couvriras de ton épée contre mes ennemis et contre mes propres fureurs, et, interprétant mes oracles, tu graveras ma pensée sur une table d’airain. L’aveuglement de l’esprit de parti peut seul nier que cet homme ait rempli sa mission ; mais le jour vint où, ébloui de sa gloire, tout lui semblant facile, il crut pouvoir disposer de la révolution comme de son bien ; il voulut accommoder l’idée à sa guise, la concilier avec je ne sais quel rêve de saint empire romain dont son orgueil était possédé, vieux rêve décrépit qu’il eût fallu laisser à Charlemagne. Les chimères ne portent pas ; il sentit tout à coup sa fortune s’abattre sous lui, et les ressources de son indomptable génie ne lui servirent qu’à étonner le malheur, qui n’osait se saisir de cette proie. Il tomba sans pouvoir croire à sa chute. Comme le héros d’Homère, il ne voyait pas un dieu irrité qui, enveloppé dans la nuée, brisait sur lui son armure, et, mettant à nu sa poitrine, montrait à la haine ameutée l’endroit où il fallait frapper.

Et puisque j’ai nommé César, quel exemple du combat de l’idée et de la chimère ! Confident des secrets de son époque, ce clairvoyant génie avait compris que c’en était fait de la vieille constitution romaine, qu’ayant conquis le monde, Rome devait changer de face, qu’une ville ne pouvait gouverner la terre et la tenir à ferme, et il sentit que le temps était venu d’une vaste confédération de peuples unis sous le protectorat d’un prince trop haut placé pour avoir encore une patrie. Mais quand Pompée et Caton furent morts, et que César fut tout-puissant, il exécuta mal ce qu’il avait conçu ; soit ivresse du succès, soit mépris excessif pour les hommes, soit que l’Orient et Cléopâtre eussent versé dans son sang quelque philtre, son instinct politique parut s’obscurcir. Laissant à la plèbe romaine une vaine apparence de comices, il s’adjugea l’univers, et on