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LE GRAND ŒUVRE.

le vit réaliser à son profit l’idéal du gouvernement le plus personnel qui fut jamais, et dont le moindre vice était de supposer que César vivrait toujours. Une seule institution, bien que déchue, était encore vivante ; c’était la seule aussi qui, modifiée selon les besoins du temps, pût s’adapter au gouvernement du monde par le monde. Ne prenant conseil que de ses rancunes. César eut à cœur de réduire à néant le sénat. C’était bien la peine d’introduire les Gaulois dans la curie, si le maître avait arrêté que la curie ne serait rien ! C’est ainsi que César ne se sert plus des cartes qu’il a en main, il ruine son jeu en écartant, il se jette dans des combinaisons impossibles ; tournant ses regards vers un passé à jamais aboli, il rêve de donner un successeur aux sept rois de Rome, il fait placer son image au Capitole parmi leurs statues, il revêt la robe de pourpre, il chausse les bottines rouges des rois d’Albe. Ô triomphe de la chimère ! Bravant les traditions, les usages, les habitudes qui survivent aux institutions, César oublia que lorsque les âmes ne s’offensent plus de rien, les regards conservent encore quelque pudeur, et il parut se plaire à les irriter, se flattant que Rome consentait, parce que tout se taisait, et disant toujours : Ils n’oseront pas ! jusqu’à ce que, poussé à bout, dans le silence universel, le poignard de Brutus parla… Quelques années plus tard, on put s’assurer que le bon sens réussit souvent où le génie a échoué. N’acceptant l’héritage de son oncle que sous bénéfice d’inventaire, instruit par ses fautes, fidèle observateur des mœurs quand il allait changer les lois, on vit Octave d’abord désespérer Cléopâtre et venger sur elle par ses mépris la dignité romaine, puis créer le principat, c’est-à-dire le gouvernement du monde par l’empereur et par le sénat, gouvernement dont il est facile de médire, mais le seul dont le monde fût capable, le seul qui pût assurer à la civilisation antique une vieillesse, lui donner le temps de se répandre sur les provinces, et de nous laisser dans ses codes un testament qui a mérité de traverser les siècles.

Et pendant qu’Auguste régnait, naquit en Galilée un homme qui, se sentant possédé de Dieu, parla des choses du ciel comme personne n’avait fait avant lui ; il enseignait que Dieu est esprit, qu’il faut l’adorer en esprit et en vérité, que le royaume des cieux appartient aux miséricordieux, aux débonnaires, à ceux qui ont soif de justice. Si intime était son commerce avec la Divinité, qu’il se sentit comme détaché de l’humaine nature, et il enseigna aussi qu’il était le messie annoncé par les prophètes, que ses miracles prouvaient sa doctrine, qu’il apparaîtrait un jour sur les nuées pour juger les vivans et les morts, et qu’il enverrait au feu de la géhenne ceux qui lui auraient refusé leur cœur. C’est pourquoi il y a deux Christ : l’un dont nous vivons encore, l’autre qui a vécu.