présent cette terre sinistre. Elle avait été le confident et le témoin de ses souiïrances et de sa faiblesse. Souvent elle lui avait servi de couche et d’oreiller dans les longues nuits qui semblent ne devoir jamais finir, il avait respiré de près sa rude haleine, et vraiment il sentait qu’elle lui était devenue presque chère. En même temps il croyait sentir aussi qu’il lui appartenait, qu’il était lié désormais à elle par un lien mystérieux qui ne pouvait plus se rompre, et qu’elle lui gardait sa place au pied des chênes. Quelque chose lui disait qu’il n’avait fait encore qu’obéir à sa destinée en se refusant à quitter ce pays sombre, et qu’en effet il n’en sortirait point.
Il s’assit au pied d’un arbre. La pensée d’en finir avec tant de maux méritait qu’il l’examinât lentement, à loisir. Cette heureuse pensée traversait son esprit vingt fois le jour, comme une lueur encore lointaine, mais qui se rapprochait sans cesse, apportant l’apaisement et une douce chaleur avec elle. Oui, le poids de tout ce qu’il souffrait était trop lourd, il voulait le suprême soulagement, il voulait la délivrance. Comment cette délivrance arriverait-elle ? Il sentait bien que la chaîne de sa vie était usée ; fallait-il attendre qu’elle se rompît ? Devait-il se résigner à mourir de lassitude et de dégoût ? ou bien devait-il imiter l’exemple du marquis de Croix-de-Vie et lui emprunter sa fureur sacrée ? Il était bien sûr d’y céder, s’il la laissait naître, car il n’avait point de fée près de lui pour la charmer et l’adoucir. Là-bas, on retenait la main du marquis ; mais qui serait là pour arrêter la sienne ? Il était son maître, il était libre de se frapper à son gré, à son heure, de choisir la place où il tomberait, comptant sur les feuilles chassées par le vent et sur l’herbe qui croissait pour lui servir de tombe, et tout serait dit. Personne au monde ne prendrait souci de s’informer de lui désormais, pas une âme n’aurait de pensée pour le pauvre hère, pour le vagabond qu’on ne verrait plus ; pas une bouche ne prononcerait son nom. Qui sait ? la marquise Violante pousserait peut-être un soupir d’aise en se voyant délivrée d’une poursuite incommode et d’un amour dont elle rougissait. Plus tard, agenouillée devant le tombeau de son mari, dans la chapelle de Croix-de-Vie, se disant pour se consoler dans son désespoir que, si elle n’avait pu sauver le marquis, elle avait au moins l’honneur d’avoir prolongé sa vie de quelques jours, de quelques mois, elle ne soupçonnerait même pas qu’elle avait abrégé d’une longue suite d’années la vie d’un autre. Plus tard encore, si, le cœur apaisé déjà par la fuite du temps, laissant errer son regard sur le passé, elle se souvenait vaguement de ce hardi jeune homme qui, pour la seule ivresse de la voir deux fois, avait affronté si longtemps dans la chênaie le fusil de ses paysans sauvages, l’âpreté de la saison, le froid, la faim