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correspondance de Vienne en fourmille, et il serait d’ailleurs surprenant qu’il n’en fût pas ainsi. Chaque chose en son temps et à sa place! Soyons pratiques et ne mentons pas à la nature. Peignons des êtres vivans dans toutes les conditions de l’humanité et non pas des statues. Traduisons la vérité comme elle arrive dans le monde des faits, avec tous ses caprices et ses hasards, avec ses influences impérieuses et dominatrices, comme avec ses causes secondaires, toujours désavouées, toujours puissantes. Personne n’est tout d’une pièce. Marie-Antoinette ne l’était pas, ne le pouvait pas être. Elle était femme, et, comme nous l’avons déjà dit, la plus réellement femme qui ait orné un trône.

Aux portraits qu’en se jouant elle a faits en 1771 de M. de Provence, du comte et de la comtesse d’Artois, M. Geffroy oppose les lignes, qu’il appelle « sanglantes, » écrites par elle quatre ans après contre le premier de ces princes, qui « n’a pas les inconvéniens de la vivacité et turbulence du comte d’Artois, mais qui à un caractère très faible joint une marche souterraine et quelquefois très basse, qui emploie pour faire ses affaires et avoir de l’argent de petites intrigues dont un particulier honnête rougirait[1]. » Déjà, dès le 21 janvier 1772, elle avait écrit à sa mère : « Je me suis bien trompée sur ce que je vous ai mandé sur le comte de Provence; il s’est beaucoup déshonoré dans l’affaire de Mme de Brancas. Sa femme le suit en tout, mais ce n’est que par peur et par bêtise, étant, comme je le crois, fort malheureuse. Au reste, je vis fort bien avec eux, quoique je me méfie de leur caractère, qui n’est pas aussi sincère que le mien[2]. »

En bonne conscience, y a-t-il là parité de situation? Est-ce que l’Antoinette de 1772 et de 1775 est et peut être la même que celle de 1771? Son esprit d’observation n’ a-t-il pas mûri d’année en année dans cette serre chaude de la cour, et ce qu’elle avait à dire de Monsieur, quand elle l’eut mis à l’épreuve, pouvait-il être ce qu’elle en pensait et disait au début? D’abord elle n’a vu que la figure des princes, plus tard elle a connu leur caractère. Elle a commencé par d’innocentes gaîtés, elle finit par des paroles de gourdin. Et dans ce sens l’adversaire eut pu citer aussi le passage écrasant de la lettre à Mme de Lamballe, lettre tombée de la chevelure de la princesse dans le sang, quand elle fut massacrée[3] : « Je n’ai pas changé d’avis sur ce dont je vous ai parlé, puisque les choses sont toujours

  1. 12 novembre 1773. Arneth, p. 162.
  2. Arneth, p. 58.
  3. Un dessinateur nommé Gabriel, qui a fait à La Force le portrait de la princesse de Lamballe deux heures avant la mort de cette malheureuse victime, lui avait vu glisser cette lettre dans ses cheveux. Ce portrait a été gravé.