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LE DERNIER AMOUR.

écrit sur ce gros registre. Est-ce que vous vous plaisez seul plus qu’avec les amis ?

— J’aime la solitude, répondis-je, j’en ai souvent besoin ; mais j’aime les amis encore plus, et je retournerai chez vous dans quelques jours, à moins que vous n’ayez tout de suite besoin de moi.

— Eh bien, oui, nous avons besoin de vous tout de suite ; ma sœur dépérit.

— Elle est malade ?

— Oui, il faut être son médecin.

— Mais je ne suis pas médecin, mon cher ami ; vous croyez donc que je sais tout ?

— Vous savez tout ce qui est bon, et vous devez savoir de bonnes paroles pour guérir une âme malade. Voyons, vous n’êtes pas un enfant, vous n’êtes ni sourd ni aveugle. Vous n’avez pas été avec nous jusqu’à présent sans découvrir que ma sœur vous aime ?

Et comme je le regardais avec stupéfaction, il partit d’un gros rire cordial. — Il paraît que je me suis trompé, dit-il, et que vous ne le saviez pas !

— Mais vous rêvez, mon ami, m’écriai-je ; j’ai vingt ans de plus que votre sœur !

— Cela, nous ne le croyons pas : nous voyons qu’il vous plaît de vous vieillir de dix ans ; mais votre figure, votre agilité, vos forces, votre gaîté, vos cheveux noirs ne veulent pas vous servir de compères. Vous avez tout au plus quarante ans, monsieur Sylvestre ; je suis votre aîné d’au moins cinq hivers !

Je jurai sur l’honneur que j’avais près de quarante-neuf ans. — Eh bien ! ça nous est égal, reprit Morgeron ; on n’a que l’âge qu’on porte sur sa figure et sur son corps. Ma sœur vous aime comme vous êtes, et je lui donne raison. Voyons, ne faites pas de la modestie ; elle est encore jeune et jolie femme, elle possède deux cent mille francs, et les enfans qu’elle aura dans le mariage hériteront d’autant que je leur laisserai, car je ne me marierai jamais. Elle a fait une faute, vous le savez, mais elle est plus à plaindre qu’à blâmer ; elle l’a bien réparée, et vous êtes un philosophe. Vous lui avez dit que vous la trouviez digne d’estime et de respect. Ne fermez plus les yeux, son cœur est à vous, et c’est un cœur qui vaut beaucoup ; vous ne retrouveriez jamais le pareil. Je sais que vous êtes veuf, vous l’avez dit, vous êtes libre de tout engagement, puisque vous voilà fixé chez nous, où vous ne recevez aucune lettre. Faites votre bonheur ; croyez-moi, vous n’êtes pas d’un caractère à vieillir seul. Vous n’êtes pas ambitieux comme moi ; il vous faut des soins, de l’amitié ; dites oui, et je vais vous embrasser à vous étouffer, car je serai fier d’un frère comme vous, et, tout ruiné