Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/540

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
536
REVUE DES DEUX MONDES.

Non, il n’y a pas qu’une mort ; même dans cette courte vie que nous traversons, nous mourons plusieurs fois. Nous périssons à plusieurs reprises. Notre être apparent reste le même, mais audedans de nous une âme se détache, s’envole ou s’anéantit ; nous la sentons se glacer en nous et peser comme un cadavre. Que devient-elle ? Va-t-elle nous attendre ailleurs pour s’ajouter à nos existences successives ? Est-ce une chose usée, finie, qui ne servira plus ni à nous ni aux autres ?

Où vont-elles, où vont-elles, nos amours passées ? qui me le dira ? Elles deviennent des fantômes, des ombres, des larves, disent les poètes. Eh quoi ! n’étaient-elles rien ? Ce monde qui s’efface de devant nos yeux n’a-t-il jamais existé ? Les passions sont-elles des rêves aussi vains que ceux du sommeil ? Non, c’est impossible. Les rêves du sommeil sont l’action d’un moi inconscient et incomplet. Nos passions sont, non pas seulement l’action fatale, mais encore l’œuvre voulue de tout notre être. L’entraînement les suscite, mais la volonté les poursuit, les connaît, les définit, les nomme et les satisfait. Nos passions, c’est notre esprit et notre cœur, notre chair et nos os, notre puissance réalisée, l’intensité de notre vie intime manifestée par notre vie physique ; elles aspirent à être partagées, elles le sont, elles agissent, elles deviennent fécondes, elles créent ! elles créent des œuvres, des actes, des faits accomplis, l’histoire, — des choses belles, l’art, — ou bonnes, des idées, des principes, la connaissance du vrai. Elles créent des êtres, des enfans qui naissent de nous intellectuellement ou réellement. Ce ne sont donc pas des songes ni des spectres. Otez les passions, l’homme n’existe plus.

Et pourtant une passion peut s’éteindre, et nous ne mourons pas ! Ce serait peut-être trop beau de ne pas survivre à sa puissance et de partir avec ce qui nous faisait beaux nous-mêmes, la foi ! Il n’en est pas ainsi ; il faut à plusieurs reprises dans la vie se sentir brisé, dépouillé, perdu sans ressources et refaire connaissance avec soimême comme avec un étranger. Il faut se dire, et parfois brusquement foudroyé : — Où donc étais-je tout à l’heure, et quelle est cette autre existence qui me saisit comme une attaque de paralysie ? Est-ce que je vais pouvoir vivre ainsi sans ma pensée, sans mon cœur, sans la raison d’être que j’avais tout à l’heure et que je n’aurai plus jamais ? Vous avez entendu parler des effets du curare, ce poison qui glace l’énergie vitale sans ôter la conscience de la mort inévitable et prochaine. Je me suis senti pris ainsi dans une chape de plomb, dans un bloc de pierre, sans transition, sans avertissement, sans réaction possible. Tous les êtres humains ont passé par là et l’ont plus ou moins compris. Plaignez ceux qui se débattent en vain et croient s’étourdir par la colère ou l’ivresse.