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d’ouvrage ou qui me ferait partir de la maison, et pourtant je voyais bien que la cousine avait besoin d’une compagnie et d’un soutien quand son frère était absent. Jusque-là je n’y avais jamais songé ; je m’étais imaginé qu’avec moi elle était comme avec son fils, et quelquefois elle disait : « Une mère n’est jamais seule quand elle est avec son enfant. » C’était dans ses bons jours. Le plus souvent elle m’envoyait coucher avec le soleil en me disant : « Tu m’ennuies, j’aime mieux être seule qu’avec toi. » J’allais pleurer avec la gardeuse de chèvres, et c’est elle qui m’a expliqué qu’une femme de trente ans ne pouvait pas vivre sans se marier, qu’il lui fallait la conversation d’un homme raisonnable et savant, quand elle était instruite comme la patronne. Alors j’en ai pris mon parti, et j’ai demandé à Dieu de lui envoyer l’ami qu’il lui fallait. Il m’a écouté, car vous voilà, et elle a pour vous plus de respect et de croyance que pour son propre frère. Mariez-vous donc avec elle, et nous serons tous très heureux ensemble. Je vous servirai comme si vous étiez mon père. Vous m’instruirez, et peut-être que je vous ferai honneur.

Dans tout ce babil de Tonino, il y avait, vous le voyez, une simplicité d’enfant, et j’eus beau le pousser pour voir s’il ne se moquait pas de moi : il ne laissa pas échapper une réplique, une réflexion qui n’exprimât la plus parfaite candeur. D’où vient que je ne fus pas entièrement tranquillisé ? C’est que sa figure pâle et mobile exprimait quelque chose de plus que ses paroles. Ainsi, quand il racontait ses elfusions de cœur avec la gardeuse de chèvres, il y avait, au coin de sa lèvre ombragée d’un soyeux duvet, je ne sais quoi de malin et de sensuel. Quand il disait que Félicie avait besoin d’un ami sérieux, son bel œil noir laissait jaillir un sombre éclair ; quand il promettait de me regarder comme son père, il y avait dans son accent quelque chose de câlin et de railleur qui semblait dire : Vous serez aussi un père pour ma cousine à votre âge !

Vous pensez bien que mon amour-propre en sourit sans regimber. Certes j’étais trop vieux pour prétendre à l’amour. Aussi n’y avais-je pas prétendu, et, n’ayant rien à me reprocher de ce côté-là, je ne pouvais pas me sentir ridicule. L’amour venait m’appeler, me commander et me vaincre. Les jeunes gens pouvaient se moquer de moi, je ne méritais pas leur moquerie, donc elle ne me blessait pas.

Mais n’y avait-il aucune amertume dans la muette raillerie de Tonino ? Voilà ce que je ne pus savoir. Ses paroles n’en trahissaient rien, elles étaient au contraire pleines de respect et d’affection. Devais-je me tourmenter d’une exubérance de physionomie qui tenait sans doute uniquement à la mimique de sa race ?