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LE DERNIER AMOUR.

Pourtant je fus comme refroidi dans mon émotion, et, au lieu d’aller baiser les mains de Félicie, je résolus d’attendre encore. Attendre quoi ? Je n’aurais pu le dire ; mais bien certainement Tonino se plaçait, à dessein ou non, entre elle et mon premier mouvement.

Je m’observai si bien ce soir et les jours suivans, qu’elle dut croire que je n’avais rien deviné. Sachant bien que Tonino lui rapporterait toutes mes paroles, je m’étais abstenu de répondre à ses ouvertures. J’avais feint de croire qu’il les prenait, comme on dit, sous son bonnet. Il y avait tant d’ouvrage à faire et à surveiller au bord du torrent, qu’il me fut aisé de distraire Jean Morgeron de ses préoccupations matrimoniales à mon endroit. Je maniai avec rage la pelle et la pioche pour m’en distraire moi-même. Il me semblait devoir laisser à Félicie l’initiative absolue d’une affaire aussi délicate que celle de notre union.

Et malgré ce stoïcisme je l’aimais vivement, tendrement, passionnément peut-être ! Quand elle venait donner un coup d’œil à nos travaux, je la sentais s’approcher avant de l’avoir aperçue. Quelquefois aussi je rêvais qu’elle allait venir, qu’elle était venue, et le cœur me battait si fort que je ne pouvais plus soulever la terre et briser le roc. Je me retournais avec impatience, mon âme la sommait d’arriver, je m’alarmais presque qu’elle ne fût pas là. Un jour j’eus avec elle un entretien bien mystérieux. Je pensais à elle. Je me demandais si c’était bien moi qu’elle pouvait aimer, si elle persistait à croire que j’eusse seulement dix ans de plus qu’elle, si je ne lui paraissais pas réaliser quelque idéal dont je n’avais que l’apparence fugitive, et je souhaitais presque qu’il en fût ainsi. Je la chérissais si réellement que je craignais de ne pas mériter son amour, et j’aurais voulu qu’elle me demandât de lui sacrifier le mien, afin de lui offrir une amitié digne d’elle. L’amour est toujours égoïste, quoi qu’il fasse. Je m’effrayais de moi-même dans un sentiment si peu prévu. J’étais bien plus sûr d’être un bon et tendre père qu’un époux aimable.

Je pensais tout cela en prenant quelques instans de repos dans une ravine où je travaillais seul, au-dessus de l’habitation. Une voix suave monta jusqu’à moi. C’était celle de ce violon magique qu’elle faisait si rarement et si divinement chanter. Elle disait je ne sais quel air peut-être inédit d’un vieux maître ; c’était peut-être une pensée musicale du vieux Monti religieusement gravée dans la mémoire de sa petite-fille. Quant à moi, je l’interprétai comme une réponse à mes perplexités, j’y adaptai des idées et des paroles. Selon moi, ce chant me parlait ; il me disait : Pauvre homme de réflexion timide et d’expérience amère, tu ne sais rien, tu ne comprends pas ! Écoute la voix de l’artiste, lui seul connaît la vérité,