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que sur la terre le mal portât avec lui sa peine dans le remords, et le bien sa récompense dans la joie de l’avoir accompli, tous les hommes seraient vertueux, et la justice régnerait. Nous serions portés à bien agir comme nous le sommes à manger, par la jouissance même qui accompagne l’acte. Est-il besoin de montrer qu’il n’en est pas ainsi ? Que d’hommes pervers réussissent, prospèrent, vivent heureux, sans même sentir le trouble d’un remords! L’enivrement du succès efface jusqu’au souvenir de l’iniquité qui l’a assuré. Par l’habitude du mal, l’homme y vit comme dans son élément, la conscience ne s’éveille pas ou cesse de parler. S’il n’y a point une autre vie où la vertu trouve sa naturelle récompense, la- quelle évidemment lui échappe ici-bas, sacrifier son bien-être, ses instincts, ses passions à ce grand mot creux de devoir, est la plus insigne des duperies. D’ailleurs, à l’homme qui croit que pour lui tout finit à la mort, quel motif ferez-vous valoir pour qu’il s’immole à la patrie, au bien de ses semblables, au respect de ses croyances ? Que pouvez-vous lui offrir pour qu’il quitte ce par quoi il jouit de tout le reste, la vie ? La gloire, la reconnaissance de la postérité? Que m’importe qu’on prononce mon nom avec respect ou avec mépris, si je n’en sais rien, si je ne suis plus rien, si j’ai passé comme passent tous les phénomènes de l’univers matériel? Martyrs de la croix, martyrs de la science, martyrs de la liberté, martyrs de la raison émancipée, vous tous qui avez ouvert au prix de votre sang la voie où s’avance l’humanité, votre folie ne sera jamais imitée par celui qui, revenu de vos illusions enfantines, croit que tout meurt avec le corps, et qui a appris à tirer les conséquences logiques de cette croyance. « Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, dit l’Ecclésiaste; c’est pourquoi j’ai prisé la joie, car il n’y a rien sous le soleil de meilleur à l’homme que de manger, de boire et de se réjouir. » Faire de l’attachement désintéressé au bien le mobile des actions humaines et par suite le fondement des sociétés, c’est reproduire, sous une autre forme, l’erreur du quiétisme, qui exigeait que l’amour de Dieu fût complétement pur de tout retour vers soi-même. L’homme recherche invinciblement son bonheur, parce que l’amour du moi est la garantie de sa conservation. Il faut donc que le bonheur soit la récompense du devoir accompli, et comme il n’en est pas ainsi dans cette vie, l’homme doit pouvoir espérer une compensation dans un ordre meilleur, sinon il cherchera des satisfactions immédiates, et il répétera le mot effrayant de l’Ecclésiaste. Morale intéressée, morale égoïste, c’est-à-dire immorale! s’écriera-t-on. Non, morale humaine, la seule qui ne soit pas chimérique et convienne à un être qui cherche le bonheur avec l’indomptable avidité de l’instinct. Il n’est pas besoin