Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/677

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvons en jouir et en disposer, sans risquer de nous brouiller avec la justice. Bénie soit la révolution ! Aujourd’hui, pour quelques sous, le premier venu peut se procurer un petit in-18 qui est le véritable catéchisme de l’intérêt privé.

— Ne me poussez pas trop, lui dis-je, ou je vous prouve par raison démonstrative que le code civil est un livre plus moral et plus religieux que tous les catéchismes à moi connus.

— Je vous en crois capable, vous entendez la tierce et la quarte ; mais je mets en fait qu’à aucune époque le législateur ne s’est donné tant de peine pour que l’intérêt privé vît clair dans ses petites affaires. Voici qui est permis, voici qui est défendu… Bien, nous étudierons l’art de ruser avec la loi, d’allonger la courroie… Sans sentir la hart de cent pas à la ronde, je serai l’un de ces grands larrons qui pendent les petits… Et quel temps a choisi la loi pour rendre ses comptes à l’intérêt privé et l’émanciper de tutelle ? Un temps, grand Dieu ! où tout semble calculé pour multiplier à l’infini les désirs, pour irriter les convoitises. Tout nous invite à jouir, et, qui mieux est, en jouissant nous acquérons des droits au respect, car toute autre distinction étant abolie, c’est sur le train de sa maison qu’on estime aujourd’hui la juste valeur d’un homme. N’est-ce pas Montesquieu qui reprochait aux politiques modernes de ne s’occuper que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe ? Il se plaignait que chaque citoyen semblait être un esclave échappé de la maison de son maître, que ce qui était maxime on l’appelait rigueur, que ce qui était règle on l’appelait gêne… Si cela était vrai de son temps, qu’est-ce donc aujourd’hui ?

— Vous savez, dit le baronnet, comment s’y prit Nabussan, roi de Sérendib, pour se procurer un trésorier qui ne le volât point. Par le conseil de Zadig, il fit introduire tous les candidats, l’un après l’autre, dans une galerie où il avait étalé ses trésors, et que de ce jour on appela le corridor de la tentation. Or il se trouva que sur les soixante-quatre prétendans, soixante-trois remplirent leurs poches et qu’un seul garda ses mains nettes. Cette proportion n’a jamais changé, et jusqu’à la consommation des siècles il y aura toujours à Sérendib soixante-trois financiers contre un qu’on fera bien de ne pas laisser seuls dans la galerie du roi Nabussan.

M. de Lussy vous répondra, lui dis-je, qu’au moyen âge personne n’exposait sa vertu dans le corridor de la tentation. Comme chacun sait, les tentations ont été inventées par le code civil ; c’est lui qui, par les funestes éclaircissemens qu’il nous donne, nous induit au mal ; les contemporains de saint Louis, faute de savoir ce qui est défendu, ne se permettaient pas même ce qui est permis.