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dre leur vie au dehors et les liant par tous les communs hasards d’une même fortune. Comment s’étonner après cela que dans le bas latin féodal, — langue corrompue, disent les délicats, et moi je dis : langue expressive, langue noble, — le mot honor servît à désigner à la fois la fidélité d’un chevalier à ses engagemens et la tenure même qui le mettait en état d’être le féal de quelqu’un et d’avoir des hommes ? Or, je vous prie, ôtez ses terres à tel gros banquier de notre connaissance, vous l’affligerez, mais qu’y perdra son honneur ?

— Le romantisme de la propriété ! s’écria M. Adams en me secouant le bras. Par le recteur de l’université de Cambridge, par le grand-chancelier d’Angleterre et par toute la rédaction du Times, je vous jure que si vous laissez discourir plus longtemps cet honorable gentilhomme, un oiseau bleu s’en ira tout à l’heure nicher sur un de vos châtaigniers ; il y pondra, il y couvera, et quand ses œufs seront éclos vous ne pourrez plus faire un pas, le soir, sans vous rencontrer nez à nez avec tous les paladins du cycle carolingien, avec toutes les héroïnes de la Table-Ronde et avec toutes les chimères les plus extravagantes qu’ait jamais enfantées la cervelle d’un romantique en délire !

M. de Lussy se mit à rire. Son épiderme s’était endurci. Il jeta bravement son bonnet par-dessus les moulins. — Rassurez-vous, me dit-il ; je me suis nourri de chroniques plus que de chansons de geste, et les vieux moines historiens me furent toujours plus familiers que les jongleurs. Si jamais mes fantômes viennent essaimer ici, ce ne sera pas Roland que vous rencontrerez le soir, ni la blonde Genièvre, ni Yseult aux blanches mains, ce sera Blanche de Castille peut-être, et Godefroy, et Tancrède, et à leur suite ce parfait chevalier, le templier Humbert de Beaujeu, lequel étant en congé revint en France habiter pour un temps le manoir de ses pères. L’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, adressa une supplique au grand-maître de l’ordre des templiers et au souverain pontife Eugène III, pour qu’ils consentissent à relever Humbert de ses vœux. « Laissez-nous notre défenseur et notre justicier, leur écrivait-il : qu’il reste à jamais parmi nous ! » Et il peignait l’allégresse que son retour avait répandue dans les abbayes, les villes et les bourgades. Vilains, pauvres, veuves, orphelins, faisaient éclater leur joie ; les marchands circulaient en sûreté sur les routes, les laboureurs se sentaient protégés, eux et leurs charrues, et creusaient en chantant leurs sillons. Par la présence d’un seul homme, une lumière de paix s’était levée sur tout le pays entre Saône et Loire.

Ce sont les chroniques aussi, et non les chansons, qui m’ont