tons, dit-il. Je ne savais pas que M. de Lussy fût un ennemi de la propriété. Qu’il s’explique, grand Dieu ! Exige-t-il que je tienne de lui mon chalet à foi et hommage ? Ses théories me sont suspectes.
— L’hommage ! reprit Armand, qui ne l’écoutait guère, auguste cérémonie qui étonne nos petites âmes ! Le vassal s’est présenté mis au net, c’est-à-dire chaperon bas, sans manteau, sans ceinturon, sans éperons, sans épée, et mettant un genou en terre, tenant ses mains étendues et jointes ensemble entre les mains de son seigneur, il lui a dit : De ce jour, en avant, je deviens votre homme de bouche et de mains, de vie et de membres, et de terrestre honneur, pour la tenure que je tiens de vous. Il lui a dit encore : Écoutez, je vous serai féal et loyal. Et par le serment de féauté il lui a promis service de sa personne, il s’est engagé à le reconnaître pour son justicier, à comparaître devant sa cour quand il sera cité, à siéger comme juge dans ses plaids, à veiller à sa sûreté, à lui rendre la vie facile, et au besoin à se porter caution pour lui. — À son tour le seigneur s’engage ; il incline la tête et baise son vassal sur la bouche ; ce baiser dit tout, — « car le sire, dit Beaumanoir, doit autant foi et loyauté à son homme, comme l’homme fait au seigneur. Chacun est tenu envers l’autre. » Si la félonie du vassal fait aussitôt tomber le fief en commise, en revanche que le seigneur manque à la foi jurée, le vassal le reniera pour son maître en lui disant devant ses pairs : — « Sire, j’ai été autrefois en votre foi et votre hommage, et à l’hommage comme à la foi je renonce, parce que vous m’avez méfait. »
Et de même qu’il est devenu l’homme de quelqu’un, le vassal a le droit de se donner, lui aussi, des hommes. Qu’il démembre sa tenure, d’autres tiendront de lui à foi et hommage. Avoir des hommes à soi, des hommes libres qu’on attache à sa fortune et dont on répond devant tous, voilà la propriété par excellence, celle qui honore et qui enfle le cœur d’un légitime orgueil. Aussi voyait-on les tenanciers partager à l’envi leurs terres à des arrière-vassaux, chacun cherchant ainsi dans son appauvrissement la seule richesse qui ennoblît sa vie et flattât sa fierté. Il est parlé, dans une histoire des croisades, d’un petit roi latin de Chypre, qui avait fieffé trois cents chevaliers, si bien qu’à la fin il ne lui resta rien ; il s’était volontairement réduit à la possession spirituelle des hommages, à ce que les feudistes appelaient : un fief en l’air…
Je vous le dis, le moyen âge avait inventé le romantisme de la propriété. Et tandis qu’aujourd’hui elle isole les hommes, les resserre en eux-mêmes et, pour ainsi dire, les enclôt dans leur égoïsme, alors elle étendait l’existence, élargissait les cœurs, rendant les hommes solidaires les uns des autres, les forçant à répan-