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Les oisivetés enfantent les rêves. Pour ne plus penser à mon palais de cristal, je voulus me donner de la besogne. Le châtaignier au pied duquel mes voisins viennent deviser avec moi est environné de vieilles souches pourries qui en gâtent les abords, et le sol inégal où il plonge ses racines n’offre à nos causeries qu’un siège peu commode. Je résolus d’arracher les souches, d’aplanir le terrain, d’entourer le tronc d’un banc de gazon où le romantisme, le positivisme et la philosophie pussent s’asseoir à leur aise. Quand tu viendras nous voir, nous trouverons bien une place à ta mélancolie. Après avoir déjeuné sur le pouce, je m’armai d’une hache, d’une pioche; me voilà travaillant comme Robinson. Toutefois, bien que j’eusse le cœur à l’ouvrage, les heures me duraient; il me tardait de voir arriver le soir, et avec le soir la négresse. N’as-tu pas remarqué que, lorsqu’on a pris un parti, on est impatient de mettre un événement entre sa volonté et soi? Le tête-à-tête est périlleux, il est bon de prendre la fortune pour tiers.

Comme je m’escrimais de mon mieux, arriva M. de Lussy. Il ne pouvait manquer de s’attendrir sur les vieilles souches; je vis son visage s’allonger. S’étant assis, les bras ballans :

— Le poète a raison, dit-il. Chassez le naturel... Vous vous donnez les gants de n’être plus jacobin. Si j’en juge cependant par l’aisance avec laquelle vous maniez le joli instrument que voici...

— Regardez ces souches, interrompis-je. Elles sont pourries jusqu’au cœur.

— Qu’importe? quel mal vous font-elles?

— Prenez garde, lui répondis-je. Il ne faudrait pourtant pas que le respect pour les morts nous empêchât de vivre.

Chaque coup de ma cognée lui fendait le cœur. Je la posai à terre, et, m’asseyant à côté de lui, je cherchai à lui faire goûter mon projet.

— Un simple banc de gazon! lui dis-je, et peut-être une banne par-dessus, ce n’est pas donner dans les recherches d’un luxe asiatique. Franchement, la vue qu’on a d’ici ne mérite-t-elle pas qu’on fasse quelques frais pour en jouir plus à son aise?

Et je lui montrais du doigt le lac sombre et clapoteux admirablement encadré dans un ciel effumé, brouillé, noyé de vapeurs roussâtres. Sur les teintes cuivrées de l’horizon et sur les eaux glacées de violet, une barque, glissant en silence, déployait ses grandes voiles d’un gris cendré.

— Quand vous aurez le banc de gazon, me répondit-il, il vous faudra des coussins; quand vous aurez la banne, vous rêverez d’un pavillon, et quand vous aurez tout cela, vous ne regarderez plus le lac. C’est l’éternelle histoire du progrès; la fin contredit toujours le commencement... Mais vous rompez les chiens, poursuivit-il en