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beaux jours de l’antiquité cette combinaison de démocratie et d’esclavage qui fit fleurir Athènes; mais le moyen de nier qu’elle ait produit Sophocle et le Parthénon? Pareillement effacez de l’histoire le grand roi et Versailles. Aurions-nous Bossuet et Racine? Ou bien supposez que l’Italie du XVIe siècle eût gardé toute la sévérité des mœurs antiques. Raphaël eût-il été Raphaël? Le proverbe veut que bien mal acquis ne profite guère. Cela n’est pas vrai de l’histoire; bien mal acquis fut souvent d’un grand profit pour les peuples, et telle fleur parfumée et précieuse a crû sur un fumier.

En revanche tout progrès se paie. Vous vous plaignez qu’aujourd’hui les caractères sont plus rares qu’autrefois; il est possible que l’adoucissement général des mœurs ait eu pour effet d’affaiblir les volontés, et il se peut faire que, dans les luttes incessantes qui déchiraient la société féodale, les uns étant toujours occupés à entreprendre, les autres toujours attentifs à résister, les âmes acquissent une fermeté de trempe qui nous manque... Les sciences ont fait de grands progrès, et c’est un grand bien; mais en progressant elles se sont ramifiées à l’infini, et quiconque aujourd’hui veut être quelque chose dans une branche d’études doit s’y renfermer tout entier. Que de savans qui ne sont que des tranches d’hommes!... C’en est fait des vieux préjugés haineux qui divisaient les nations. L’étranger n’est plus pour nous un ennemi; c’est à peine s’il y a encore des frontières. Nous sommes tous plus ou moins cosmopolites, l’Europe est notre chère et grande patrie. Cet élargissement de nos idées est un bien; mais il est certain que dans les temps antiques, lorsque l’habitant d’une petite ville enfermait son cœur dans ses murailles natales et traitait de barbare le reste de la terre, son patriotisme, nourri de la haine et du mépris de l’étranger, enfantait quelquefois des prodiges d’héroïsme qui nous dépassent. Certaines vertus sont attachées à certains préjugés; sans le fanatisme de la cité, point de Léonidas, et n’est-ce pas de Ronald qui a dit que c’est folie de vouloir inspirer l’amour exalté des anciens pour leur patrie à des peuples qui n’ont plus d’esclaves pour travailler à leur place, et qui sont entourés de peuples aussi policés qu’eux et souvent plus heureux?...

Enfin vous nous reprochiez l’autre jour de manquer d’originalité dans l’art : nous n’avons pas de style, nous vivons d’emprunts, imitant tantôt l’antique, tantôt le gothique, n’inventant jamais, nous ressouvenant toujours. Ne voyez-vous pas que cette infériorité tient à un avantage que nous avons sur nos pères, car à quelle époque a-t-on compris le passé comme aujourd’hui? Ce temps-ci a vu naître la critique; ce qu’on appelait naguère de ce nom n’était que jeu d’enfans. N’est-ce rien que ce don d’univer-