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pêchant l’abus? N’est-il pas permis d’ailleurs de se demander jusqu’à quel point l’Européen est en droit de proscrire tel vice plutôt que tel autre chez un peuple dont il n’est que le maître étranger, en tant que ce vice n’est la cause d’aucun désordre? Et s’il réclame ce sacrifice au nom de la morale, ne devrait-il pas commencer par fermer les débits de tabac et de liqueurs fortes qu’il est le premier à alimenter? Quoi qu’il en soit, le fait est que l’on fut amené à renoncer à une lutte corps à corps avec cette passion envahissante. On ne pouvait cependant l’abandonner sans contrôle à son libre développement. La conclusion la plus naturelle fut donc qu’il fallait tâcher de restreindre la consommation de l’opium par l’élévation des prix. Si impure que puisse paraître cette source de revenus, on conviendra qu’elle était préférable à celle qui eût taxé, lié et amoindri le commerce, gage essentiel de la prospérité du pays. Le principe admis, il restait à en régler l’application en optant entre la firme et la régie. Outre la grave atteinte que le gouvernement eût portée à sa considération en se constituant lui-même marchand d’opium, la régie offrait l’inconvénient non moins sérieux de nécessiter une coûteuse armée de douaniers pour réprimer la fraude. La ferme fut ainsi préférée, et l’expérience donna raison à ce choix, car, grâce à la vigilance intéressée des adjudicataires, grâce à leur connaissance du pays, toute introduction clandestine a disparu, en même temps que la cherté de l’opium en rendait l’abus à peu près impossible pour les classes laborieuses. L’exemple a même été si concluant que l’administration, après avoir supprimé dans un esprit de moralité une ferme analogue pour les jeux, songe aujourd’hui à la rétablir, convaincue qu’elle est de l’inanité de ses efforts pour triompher de cette autre passion si répandue chez les races indigènes.

C’est de Singapore que lord Elgin expédia l’ordre célèbre qui sauva probablement l’Inde anglaise lors de la grande insurrection[1], en faisant rebrousser chemin vers Calcutta à toutes les troupes destinées à la seconde expédition de Chine. En raison de sa récente origine, c’est le seul souvenir historique que Singapore puisse offrir à l’étranger. Quant à la ville proprement dite, quelques heures de promenade suffisent pour la connaître à fond. L’intérêt qu’elle présente consiste principalement dans son animation et son mouvement à certains momens de la journée. On a presque toujours un avant-goût de ce mouvement avant d’avoir quitté le bord. A peine mouillé, le navire est assailli d’embarcations de tout genre chargées de vivres frais, de fruits, de singes, d’oiseaux, de

  1. Our tropical Possessions in Malay and India, by John Cameron ; London, 1865.