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Alpes, Venise, maîtresse d’elle-même, se développe et s’agrandit ; elle règne par la navigation, elle se mêle aux affaires européennes ; d’une main patiente et hardie, elle amasse tous ces territoires de Trévise, de Vicence, de Vérone, de Brescia, du Frioul, de l’Istrie, qui ont formé la Vénétie, tous ces pays au-dessus desquels la ville des lagunes s’élève comme une brillante suzeraine. Elle se concentre dans sa politique et dans son indépendance jusqu’à s’y assoupir, jusqu’au jour où la sève est épuisée, où cette population d’aristocrates déchus, de petits nobles besoigneux et de pêcheurs, qui s’est appelée la république de Saint-Marc, s’affaisse au milieu des séductions énervantes, dans cette inaction de deux siècles qui la conduit à la mort, je veux dire à la servitude de 1797.

De là ce je ne sais quoi de distinct que Venise garde dans son éclat et jusque dans ses malheurs, dans sa manière de vivre et même dans sa manière de mourir. Elle ne ressemble ni à Naples, ni à la Toscane, ni au Milanais ; par son rôle de gardienne d’une des portes de l’Italie, elle ressemblerait plutôt au Piémont, si ce n’est que le Piémont reste viril par l’habitude de l’action, et qu’au jour du péril Venise en est encore à discuter sur la neutralité armée ou désarmée au milieu des invasions qui la pressent de toutes parts. Lorsque le jeune conquérant de l’Italie, arrivant sur l’Adige en 1796, prenait de sa main victorieuse cette république effarouchée et expirante pour la laisser retomber aux mains de l’Autriche, cette crise suprême et définitive n’avait sans doute rien d’imprévu, elle n’était que la suite d’une longue décadence. Vingt-cinq ans auparavant, dans un mémoire secret adressé à Louis XV, le comte de Broglie écrivait avec une clairvoyance singulière[1] : « La république de Venise touche peut-être de bien près au moment d’éprouver les effets lents, mais sûrs et toujours funestes d’un système passif… Elle n’a plus d’autres voisins que le seul qui pourra et voudra l’accabler. C’est lui qui l’entoure et l’enferme de tous les côtés, excepté de la mer et du Pô… Presque entièrement désarmée et entourée de toutes parts, que pourrait-elle opposer à une armée qui peut-être ne se déclarerait et n’entrerait en action qu’au milieu de son territoire ?… » Venise périssait de faiblesse par la corruption de son aristocratie gouvernante. Le jeune vainqueur de l’Italie n’accomplissait pas moins un acte aussi injuste qu’imprévoyant en se faisant l’instrument de cette chute, en payant de la cession de la Vénétie la paix et la cession de la frontière du Rhin pour la France. D’un côté il fondait la politique extérieure de la

  1. Voyez le livre intéressant récemment publié sous ce titre : Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère avec le comte de Broglie, Tercier, etc. par M. Boutaric, 2 vol. in-8o ; Henri Pion.