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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/120

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d’anxiétés, de dévouement, de souffrances poignantes, d’illusions héroïques suivies de mortelles déceptions !

La difficulté au premier moment n’était pas de vivre : moralement cette révolution avait pour elle la trempe vigoureuse qui venait de se révéler dans cette population subitement émancipée, et l’honnêteté, la noblesse même avec laquelle elle s’attestait en naissant. La première pensée de Manin, devenu chef de gouvernement avec Tommaseo, l’ingénieur Paleocapa, l’avocat Castelli, le général Solera pour collègues, la première pensée de Manin était en effet d’éviter toute violence, toute représaille, de maintenir la révolution pure de tout excès en plaçant la sûreté des étrangers, des Allemands comme des autres, sous la sauvegarde de l’hospitalité vénitienne. Les actes par lesquels s’inaugurait la république nouvelle, — abolition de la peine du bâton et des verges dans l’armée, admission de tous les citoyens sans distinction de religion à l’égalité des droits civils et politiques, suppression des tribunaux de police, — tous ces actes étaient marqués du sceau d’un libéralisme vrai, intelligent et mesuré. Les désordres intérieurs étaient peu à craindre, ou du moins il ne pouvait y avoir que de ces effervescences naturelles dans les momens d’émotion publique, et qui s’évanouissaient à la première parole de Manin, même quand Manin parlait rudement ; car c’est là un des traits de ce chef, populaire d’âme et de cœur, mais assez peu révolutionnaire par sa nature : après avoir eu le courage d’une initiative hardie contre l’ennemi commun, il avait le courage de la résistance aux passions et aux préjugés des siens. Il laissait toute liberté à ces manifestations qui sont l’amusement, quelquefois le piège d’une population surexcitée ; il ne les craignait pas, il ne les encourageait pas non plus ; au fond, il ne les aimait pas, parce qu’il y voyait la trace de cette exagération, de cette passion théâtrale qu’on reproche toujours à l’Italie, et aussi par instinct de gouvernement ; il avait pour tout ce qui était désordre ou apparence de désordre une vraie répulsion, comme pour un son discordant dans une musique harmonieuse, disait-il, comme pour une difformité dans un beau visage. Manin était tout au peuple, mais en même temps il prétendait ne point subir ses exigences quand il ne les trouvait pas justes. Un jour un bâtiment du Lloyd était entré à Venise, et le peuple voulait le retenir par représaille contre certains actes des autorités autrichiennes ; Manin s’y opposa à tout prix, menaçant de quitter le pouvoir, s’il devait être forcé de venir à chaque instant justifier ses actes sur la place publique. « La république a garanti les propriétés privées, dit-il, le bâtiment du Lloyd en est une ; s’en emparer serait donc un acte de piraterie. N’amoindrissons pas le renom de la foi et de l’hospitalité