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vénitiennes ; opposez-vous énergiquement au contraire à tout ce qui frapperait le commerce, l’âme et la vie de Venise. Toute autre conduite serait digne de l’Autriche… Quant à moi, Manin, je n’y consentirai jamais, dût-il m’en coûter la vie ! » Quelquefois les dialogues devenaient très vifs. Un autre jour, c’étaient les arsenalotti qui faisaient leur démonstration et qui allaient chercher Manin jusque dans sa maison de Saint-Paternian, où il dînait. Manin s’élance irrité et s’écrie d’une voix vibrante : « De même que j’ai toujours parlé et résisté courageusement aux puissans, de même, je parlerai à vous autres qui venez là me dire que vous êtes le peuple souverain ; moi, je ne reconnais nullement pour tel une poignée de tapageurs… De plus je vois parmi vous des hommes jeunes, bien conformés, robustes, qui restent là à crier : liberté ! lorsqu’il y a une loi d’enrôlement qui les appelle aux armes, unique moyen de conquérir la liberté et d’en être dignes ! » Et ce peuple battait naïvement des mains à celui qui le corrigeait, et qu’il appelait déjà son père. C’était la force morale de ce mouvement sain, honnête, libéral, qui risquait peu d’aller se perdre dans une licence anarchique, et qui échappait par sa nature à la direction des sectaires.

Matériellement la révolution vénitienne avait de quoi se soutenir au moins au premier moment. L’armée autrichienne en se retirant lui avait laissé une artillerie considérable, des approvisionnemens suffisans. A défaut de la flotte qui lui avait échappé, elle avait quelques navires. Elle disposait de six mille marins, de sept mille gardes civiques, sans compter les volontaires qui accouraient sous le drapeau aux trois couleurs. Elle avait trouvé à peu près 10 millions dans les caisses publiques et à défaut de ressources régulières, taries par l’abolition des taxes les plus impopulaires, elle n’avait qu’à faire appel à la population, enflammée par les prédications patriotiques. Les riches envoyaient leur argenterie, les pauvres portaient ce qu’ils avaient, les femmes donnaient leurs bijoux et jusqu’aux épingles d’argent qui attachaient leur chevelure. C’eût été bon et suffisant peut-être dans une situation moins critique, moins complexe : c’était du moins de quoi passer la crise de naissance ; mais il faut songer que l’Autriche, retranchée à Vérone et à Mantoue, n’avait pas dit son dernier mot, que de toutes les contrées italiennes Venise était assurément la moins préparée à une guerre régulière, qu’elle était aussi la plus ouverte par toutes ses frontières, le Frioul, le Tyrol, la mer, — que ses provinces enfin, récemment affranchies, restaient en quelque sorte sous le canon de l’ennemi, toujours campé sur l’Adige. C’étaient là les côtés périlleux, vulnérables d’une situation si nouvelle, et c’est là que la destinée de la révolution vénitienne se lie intimement aux révolutions de