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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/136

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200 millions de francs. Aux anciens impôts, qui étaient augmentés, venaient s’ajouter des impôts nouveaux. Ces augmentations ou ces créations de taxes atteignaient successivement, depuis 1850, la propriété foncière, le revenu, le commerce, l’industrie. Il en résultait tout naturellement un accroissement de misère, la dépossession graduelle des petits propriétaires par la voie des ventes fiscales, la décadence des grandes fortunes elles-mêmes déjà fort malades, le délabrement des finances communales, l’épuisement du pays.

Qu’avait gagné l’Autriche par sa victoire ? que gagnait-elle encore par cette politique d’extorsion et de force ? Elle était un peu moins assurée qu’auparavant dans sa position de maîtresse et souveraine de l’Italie. Ruinée, battue et comprimée, toujours courbée sous le poids d’une occupation militaire, la Vénétie n’en était pas plus contente. Elle ne se révoltait pas, elle n’aurait pas pu, et l’insurrection violente n’est pas d’ailleurs dans sa nature ; elle restait inerte, repliée en elle-même ; par cette force incompressible d’un sentiment intérieur qui n’a plus d’expression, elle échappait à cette domination qui l’enveloppait. L’Autriche tenait le corps, mais où était l’âme ? En d’autres termes, dans quelle mesure Venise se rattachait-elle à l’Italie durant ces années ? L’émigration, notablement accrue et transportée à Turin, devenait comme une autre Vénétie reprenant en quelque sorte l’œuvre de fusion interrompue en 1848. L’âme de Venise n’était pas là seulement, elle était encore et surtout avec Daniel Manin, qui de loin avait gardé sa popularité, et après l’éclat héroïque de son gouvernement rien n’atteste mieux le sens politique de cet honnête et clairvoyant esprit, rien n’a été plus fécond, plus décisif que l’action de l’ancien dictateur vénitien dans l’exil.

Ce n’est pas qu’il conspirât : il ne conspirait pas plus dans l’exil qu’il n’avait conspiré à Venise dans le sens vulgaire du mot ; il était la vivante et active personnification de l’indépendance vénitienne. Quand il avait quitté Venise au lendemain du grand désastre, il s’était dirigé vers la France, vers Paris, laissant sur sa route les restes de la personne qu’il aimait le plus, de sa femme, morte à Marseille. Il était arrivé à Paris, malade lui-même d’une vieille affection du cœur, avec sa fille, déjà atteinte d’un mal mortel, et son fils : c’est dans ce monde d’affections qu’il vivait retiré. Il n’avait pas de fortune ; pendant sa dictature, il n’avait jamais voulu rien recevoir de celle qu’il appelait sa patrie mendiante. Il n’avait qu’une somme de 24,000 fr. que la municipalité de Venise lui avait offerte à son départ avec une délicatesse touchante, dont il avait dû se servir pour faire face à ses premiers besoins, et qui ne pouvait suffire à son existence. Il n’aurait eu qu’à parler, à laisser voir un désir ; il eût trouvé des