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amitiés aussi empressées que délicates, heureuses d’adoucir pour lui les rigueurs de l’expatriation. Daniel Manin ne voulait rien devoir qu’à lui-même, à son travail, et cet homme, qui avait été pendant quinze mois le dictateur d’un pays, s’en allait d’un bout à l’autre de Paris, au risque d’aggraver son mal, pour donner des leçons de langue italienne qu’on lui procurait, — relevant ainsi par la simplicité de sa vie laborieuse la dignité de l’exil. Il n’était pas moins entouré d’amis, de ceux qu’il s’était faits en France sans le savoir, et des Italiens, ses compagnons d’émigration ; — car cet homme simple, par sa droiture, par l’honnêteté de son patriotisme, par la vigueur d’une nature sensée et chaleureuse, avait le don d’attirer. Quand il revenait sur ce passé si récent qui faisait son orgueil et sa tristesse, il ne regrettait ni la modération, ni la loyauté, ni la générosité qu’il avait montrées dans la lutte. « Quand même, ce que je ne crois pas, disait-il, on eût pu vaincre par des moyens que le sens moral réprouve, la victoire eût été achetée trop cher ; elle n’eût été ni vraiment utile ni d’un effet durable. Des moyens que le sens moral réprouve, lors même qu’ils seraient matériellement utiles, tuent moralement… » Il avait besoin de garder le sentiment de cette supériorité morale de sa cause ; c’est pour cela qu’il pouvait dire par un retour de tendresse attristée : « Quoi qu’il arrive, ma pauvre Venise ne sera du moins plus méconnue, ne sera plus calomniée… Non, aucun de ses sacrifices ne sera perdu, ni pour elle ni pour l’Italie !… » Mais, sa conscience ainsi assurée sur le passé, il se demandait quel serait l’avenir et ici recommençait son action.

Daniel Manin, je le disais, en gardant par une sorte de tradition vénitienne le goût et la foi de la république, n’avait pas contre le Piémont et contre Charles-Albert les préventions vulgaires longtemps nourries par le parti révolutionnaire italien. Il voyait dans la triste campagne de 1848 des fautes, de l’inexpérience, des désastres qui étaient l’œuvre de tout le monde, dont Venise la première avait souffert ; il ne soupçonnait pas le patriotisme de Charles-Albert, qui venait de payer de sa couronne et de sa vie son dévouement à la cause italienne. Le régime constitutionnel sauvé du naufrage et survivant à Turin par la loyauté d’un roi jeune et hardi lui semblait plus que jamais une force nationale, un moyen de ralliement. La participation du Piémont à la guerre d’Orient le frappait singulièrement. Les délibérations du congrès de Paris sur l’Italie, ces délibérations dont M. de Cavour avait l’initiative et l’honneur, achevaient de fixer ses espérances et ses idées. C’est alors que, plein de feu et se refaisant agitateur, il commençait une campagne dont tous ne prévoyaient pas également l’issue