Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de malaise enfin où il n’est resté d’inaltérable que la sympathie toujours ardente et profonde pour Venise. Et ce sentiment s’est développé avec d’autant plus de vivacité que le spectacle de tout ce qui se passait en Allemagne était de nature à éveiller toutes les susceptibilités du patriotisme français. Il semblait que les récriminations assez inopportunes de l’Italie vinssent s’ajouter à l’irritante obsession de tous ces événemens, qui créaient au pas de charge et sans notre aveu des situations où la politique française est certainement intéressée. Les Italiens choisissaient en vérité mal leur moment. Ils ne voyaient pas que, puisque l’Autriche était décidée à mettre son amour-propre à l’abri d’une de ces fictions qui ne trompent personne, il valait au moins autant pour eux recevoir la Vénétie des mains de la France que des mains de la Prusse. Ils ne voyaient pas surtout qu’ils donnaient de trop faciles prétextes à leurs ennemis, toujours prêts à saisir l’occasion de diminuer la popularité de leur cause, et qu’ils donnaient des armes à leurs adversaires et embarrassaient leurs amis. C’est la crise la plus sérieuse qu’ait traversée jusqu’ici l’alliance morale de l’Italie et de la France, et ce qui aurait dû être un lien de plus, la délivrance de Venise, est justement ce qui a fait naître cette crise. Les Italiens ont pu céder à un moment d’humeur né d’une série de déceptions, du mécontentement de leur propre rôle ; ils sont trop fins, trop clairvoyans, trop politiques, pour ne pas s’arrêter à temps sur ce chemin, pour ne pas voir surtout que, si l’alliance prussienne leur a été utile, ce n’est pourtant qu’une combinaison de circonstance, la coalition fortuite d’un sentiment légitime d’hostilité contre l’Autriche et d’une âpre ambition, — que pour eux l’alliance vraie, naturelle et permanente, c’est l’alliance française. C’est cette alliance, moralement préparée par Manin, diplomatiquement scellée par Cavour, qui a aidé l’Italie nouvelle à naître, à grandir, à devenir ce qu’elle est aujourd’hui, et sérieusement, si la France ne l’eût pas voulu, est-ce que cette guerre dont la délivrance de Venise est le prix eût éclaté ? Tout donc rapproche les deux peuples, idées, intérêts, convenances, traditions, et quand le souvenir d’un passé si récent s’y mêlerait, ce ne serait pas encore déshonorant pour l’Italie.


CHARLES DE MAZADE.