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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/146

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chaque jour le ciel et l’océan s’animent. On a sous les pieds la même étendue mouvante, sur la tête les mêmes nuées et les mêmes étoiles, et les yeux, en parcourant l’horizon, ne découvrent qu’une voile lointaine, ou bien un troupeau de mouettes blanches se jouant autour du navire et bondissant dans le sillage écumeux qui fuit derrière nous. Cette scène, toujours la même, prend des teintes et des expressions changeantes. La couleur des eaux, la profondeur de l’horizon, les nuits tardives et soudaines, l’éclat nouveau des étoiles, et jusqu’aux chaudes bouffées de ce vent du sud qui nous baigne d’une vapeur invisible, tout nous surprend et nous intéresse, si bien que les heures et les journées s’écoulent sans se faire sentir. Chaque matin nous mesurons à l’atmosphère échauffée combien de centaines de lieues nous avons faites, nous jetons quelque partie gênante de notre vêtement d’hiver, et quand nous nous levons le dernier jour en vue de la Havane, nous nous étonnons d’être si tôt arrivés.

L’Amérique, d’ailleurs, nous a fait les adieux les plus maussades. Quand nous nous embarquâmes, il venait de tomber un orage de neige, le trentième peut-être de l’hiver. Nos bagages, déposés sur la jetée, et nos personnes, plantées là sans abri, sont soumis, à l’examen de MM. les douaniers. Leur grande affaire est de découvrir s’il y a parmi nous des rebelles. Il y a d’abord les officiers de la douane, puis l’officier de la police spéciale du général Dix, puis l’officier de la police urbaine ordinaire ; enfin il y a M. le détective, que je n’ose pas appeler en bon français du nom de mouchard, représentant de la police extraordinaire et occulte que le gouvernement a été forcé d’établir pendant la guerre. Ces messieurs cependant semblent avoir délégué leurs pouvoirs à une sorte d’argousin repoussant, sans uniforme, sans signe visible de son autorité, en bottes éculées et en chapeau troué, semblable au plus suspect des habitans des Five-Points. Ce personnage s’approche de moi et me demande où je vais. Je le prends pour un portefaix et je réponds : « A la Havane. — D’où êtes-vous ? — De France. — Où avez-vous résidé dernièrement ? — De quel droit, s’il vous plaît, me faites-vous ces questions ? vous n’êtes pas un officier de police. — Pardon, je suis l’officier de police. » Sur quoi cette face repoussante et ces mains sales se mettent à fureter dans mes caisses, y découvrent mon pistolet, le déchargent, ouvrent mes cahiers, mes livres, examinent avec un air d’importance tous les papiers écrits en Français. Je songeais, en le voyant faire, que j’aimais autant nos gendarmes et nos commissaires de police. Un gouvernement est forcé, dans certains cas, de recourir à quelques mesures tracassières ; mais au moins doit-il à sa dignité de se faire représenter par des visages