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est le rendez-vous et le centre universel. C’est là que je descends de ma volante, dont le cheval n’est pas caparaçonné d’or et d’argent, ni les coussins fourrés de velours, ni le postillon muni d’autres bottes que ses jambes noires et nues, mais dont la selle haute, recourbée, perchée sur une double épaisseur de matelas en pyramide, et le petit cheval maigre emmanché comme une mouche aux immenses brancards en pattes d’araignée ont toujours un air pittoresquement ridicule qui me fait préférer ces véhicules barbares aux victorias à l’anglaise que la civilisation américaine tend à mettre à la place. Je m’arrête en face du palais du gouverneur, je franchis d’un pas hésitant la porte de la grande cour sans que le factionnaire m’arrête ou m’interroge ; puis je monte avec recueillement le grand escalier de pierre, d’où je passe, sans plus de cérémonie, dans l’antichambre de son excellence. Je trouve là des aides-de-camp polis qui me disent que le capitaine-général n’est pas visible en ce moment, mais que demain, vers midi, je serai admis en son auguste présence. Rien de plus simple d’ailleurs et de moins effrayant que cet appareil royal, dont on m’avait parlé aux États-Unis et qui choque tant le républicanisme américain.

Puisque nous voilà dans la basse ville, allons au Correo chercher nos lettres. Je tourne à droite, dans cette ruelle où je vous ai déjà conduits et qu’ombragent de vieilles maisons aux balcons de bois et de fer sculptés ; je traverse encore la cour de la douane avec ses colonnes de granit, ses arcades surbaissées encombrées de ballots en désordre, son porche étroit, où se pressent en tumulte chariots, mules, tonneaux et portefaix nègres au milieu desquels je me faufile à grand’peine. Les murs délabrés sont partout revêtus de peintures voyantes aux couleurs favorites des Espagnols, rose, bleu de ciel, jaune et quelquefois vert tendre, toutes si heureusement mariées, ou plutôt si magnifiquement éclairées par un soleil éblouissant que la brutalité même en paraît harmonieuse. En revanche, cette lumière, qui rehausse les teintes vives, tue les nuances délicates et légères qui conviennent à nos climats. On rencontre çà et là dans une volante élégante des dames qui chassent l’ennui de leur vie oisive et cloîtrée en faisant des emplettes par la ville. Elles s’arrêtent devant une boutique, à l’ombre de la capote obscure et basse, voilées elles-mêmes de la mantille de dentelle noire, tandis que le marchand leur apporte un à un ses articles avec force humilités et salutations. Les belles indolentes, sous cette éclatante lumière, ont quelque chose de terne et de blafard qui gâte leur beauté. En voici deux, une blonde et une brune, que j’ai vues hier au théâtre français (où, par parenthèse, j’ai entendu les Pattes de mouche, jouées par la troupe future de l’empereur Maximilien), et que j’ai beaucoup admirées à la clarté des lustres ; je les reconnais