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à peine, et il me semble que non-seulement leur teint est noirci, leurs yeux éteints, mais que leurs traits même sont défigurés. Pour lutter avec ce soleil, il faut une couleur franche et sombre comme celle de ce coulie indien des îles Malaises qui demandait l’aumône au coin de la rue, à genoux, la tête nue, en roulant ses yeux aveugles, ou bien celle de ce petit nègre que j’ai vu tout à l’heure dans le jardin qui borde les remparts et remplit les anciens fossés, jouant et gambadant tout nu parmi les grands feuillages et les grosses fleurs éclatantes des tropiques, brillant lui-même comme du cuivre poli et bondissant dans les rayons brûlans de midi comme dans son élément naturel. Voyez encore cette négresse herculéenne, aux larges épaules, à la robuste poitrine, aux grosses lèvres charnues, qui s’avance avec un mouvement lourd et rapide qui tient de l’éléphant et de la tigresse : voilà les êtres qui semblent faits pour vivre dans le soleil ; mais quant à leurs blanches maîtresses, condamnées par les mœurs du pays à l’inaction physique, elles végètent comme des plantes ou comme des bêtes à l’engrais, se dandinant sur leur balancine, entre leur fenêtre et leur porte ouverte, les mains croisées et inertes, la bouche close, les yeux vaguement dirigés vers la rue, plus semblables à des statues qu’à des femmes, roulant de temps en temps une cigarette qu’elles placent entre leurs lèvres de pierre. Vous concevez ce que doivent devenir à la longue leur intelligence et leur corps : leur corps une boule de graisse, leur esprit une machine rouillée, indolente, inutile, qu’on pourrait, semble-t-il, enlever du corps sans causer aucun trouble. Jamais un livre, jamais une aiguille ne dérange leur sérénité majestueuse. Leur visage même, à la longue, reflète le néant de leur intelligence, et, si correctement que la nature l’ait formé, prend une expression de matérialisme vulgaire qui n’ajoute pas à leur beauté.

Nous avons rencontré déjà le marchand d’oranges. Voici un autre naturel curieux du pays : le marchand de billets de loterie. Vous le trouvez à tous les coins de rue, dans tous les cafés ; il vous poursuit, vous importune, vous impose sa marchandise, et, si vous n’y prenez garde, remplacera dans vos poches votre or par du papier blanc. Celui que vous voyez assis à l’entrée de la ruelle qui mène au Correo, me reconnaissant pour un Yankee fraîchement émoulu de son pays natal, ne manque jamais de me saluer d’un cri rauque, aigu, étourdissant et si brusque, si surprenant, que chaque fois je retourne involontairement la tête. Laissons-nous séduire pour cette fois seulement, et achetons non pas un billet tout entier au prix exorbitant d’une once d’or[1], mais deux seizièmes de deux

  1. Environ 89 francs. L’once espagnole ne vaut en réalité que 16 piastres ; mais l’Espagne, qui paie chaque année a sa colonie une forte somme de numéraire en échange de ses produits, a trouvé commode d’en fixer la valeur à 17 piastres dans l’Ile de Cuba.