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monotone et lamentable. Bientôt un, deux, trois, vingt, trente et quelquefois une centaine de compagnons viennent se joindre à eux et chanter en chœur en formant une espèce de ronde singulière, où ils se dandinent d’avant et d’arrière en se tenant par la main. Nul n’y prend part que ceux qui reconnaissent le chant traditionnel de l’antique tribu dont ils croient ou prétendent descendre. C’est sans doute au son de la même cadence que les peuplades de l’ancienne Hispanie dansaient la ronde de guerre dans le camp de Viriathe. Les émigrés espagnols, qui forment ici la classe ouvrière, conservent ces débris de l’ancienne barbarie comme un signe de reconnaissance au milieu de la population hostile où ils vivent. Cette singulière cérémonie dure souvent de longues heures et se prolonge bien avant dans la nuit, jusqu’à ce que la voix manque et que le corps tombe épuisé. Quelquefois on provoque les mascarades mulâtres ou cubaines, et la scène se termine par des cris de guerre et des coups de couteau. Le masque est une sauvegarde pour les meurtriers, qui échappent aisément dans la foule à la poursuite molle et indulgente de l’homme à la hallebarde et à la lanterne. Tant assassinats que brigandages, la statistique du crime est effrayante pendant ces trois journées, et ne plaide pas en faveur des joies innocentes du bon peuple. En une seule nuit, on a compté trente et un meurtres, presque tous suivis de mort d’homme. Les Espagnols, avec leurs passions sauvages et encore à demi barbares, sont pour la colonie un grand élément de discorde et de confusion. Les Chinois et les Malais sont aussi fort dangereux : quand la fièvre de la vengeance et du sang les possède, ils tuent sans distinction tous les hommes blancs qu’ils rencontrent. Enfin le désordre du carnaval n’est dépassé, dit-on, que par celui du jour des Rois, jour de bouleversement et de révolution, consacré de temps immémorial à une espèce de saturnale durant laquelle les esclaves sont les maîtres de la ville. Ce jour-là, les blancs doivent rester dans leurs maisons. Les hommes de couleur règnent, et leur empire éphémère est sans pitié.

Après-demain, j’espère, tout va rentrer dans l’ordre, et les spectacles du carême vont succéder sans doute à ceux du carnaval. Je dois dire à ce propos que les Havanais ne me paraissent pas aussi assidus à l’église qu’on pourrait le croire en pays espagnol. Nous allâmes l’autre jour à la cathédrale pour juger de la dévotion du peuple autant que pour voir un monument médiocre. La cathédrale est à l’extérieur un édifice fort ordinaire dans le style jésuitique espagnol ; mais quel fut notre étonnement en nous apercevant qu’elle était fermée ! Ce devait être pourtant l’heure des vêpres ; c’était aussi l’heure de la sieste, et nous n’y avions pas songé.