Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/405

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est en réalité de jaspe vert et évaluée à plus d’un million. Devant le palais était une collection de cages peuplées d’animaux féroces, au nombre desquels deux tigres de la plus belle venue nous inspiraient une certaine inquiétude, menacés que nous nous savions, de les avoir pour compagnons de route à bord de notre aviso ; l’intention du roi était d’en faire don à l’empereur Napoléon. Non loin de là s’alignaient les écuries des éléphans, vastes hangars aux portes immenses, où l’on voyait ruminer ces gigantesques prisonniers, étroitement attachés à leur poteau par un pied de devant ; parmi eux, un vétéran des guerres de Cochinchine, couvert de blessures, se faisait remarquer par une taille vraiment extraordinaire. Enfin parfois nous poussions au-delà de la muraille crénelée qui ceint la ville, jusqu’à l’emplacement où sont brûlés les cadavres sur des blocs de maçonnerie construits à cet effet. L’odeur caractéristique qui s’échappait de ce triste lieu envoie perpétuellement au loin des effluves nauséabondes. J’ignore si la crémation est destinée à s’introduire un jour, dans nos mœurs, mais il faudrait pour cela que le détail matériel en fût singulièrement perfectionné, et je ne crois pas que les prôneurs les plus ardens de ce système prétendent jamais nous l’infliger tel qu’on le pratique à Siam. C’était une consolation pour nous, en quittant ces hideux bûchers, de retourner visiter le cimetière chrétien, à l’éclatante végétation tropicale où s’agitait un monde d’oiseaux et d’insectes ; cette vie éternelle de la nature rendait la mort presque souriante.

On a souvent signalé le contre-sens du nom que les Siamois se donnent de Thaï, hommes libres, alors, que, de l’aveu général, un tiers au moins de la population est esclave. A cela l’on peut répondre que cette servitude diffère essentiellement de l’idée, que nous nous en faisons ; elle est la plus douce et la plus mitigée qui ait jamais existé, et de plus elle est si bien entrée dans les mœurs de la nation, qu’une des catégories d’esclaves, non la moins nombreuse, ne vit dans cette condition que par suite de ventes volontairement consenties de part et d’autre. Sauf en quelques cas exceptionnels, l’esclave étant toujours libre de se racheter à un prix très modéré (144 francs pour une femme, 168 pour un homme), le contrat qui le lie à son maître peut être considéré comme un simple engagement de travail domestique ; cela est si vrai qu’il lui arrive rarement d’invoquer les lois protectrices qui le défendent des mauvais traitemens. Aussi est-ce moins dans le fait même de l’esclavage qu’il faut chercher la cause de l’infériorité trop réelle de la race siamoise que dans son incurable esprit d’inertie. Ce qu’elle est aujourd’hui, il semble qu’elle l’ait toujours été, et que toute aspiration vers le progrès lui soit étrangère. Ce peuple est sans