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cœur, là est votre trésor. » Je ne serai donc point suspect de mal parler du sentiment et de l’amour.

Mais il n’est pas nécessaire de choisir entre la raison et le cœur : l’une n’exclut point l’autre ; au contraire elle le guide, l’éclaire et le juge. Si vous donnez au cœur la suprême autorité, comment distinguerez-vous les bonnes et légitimes affections de la nature des inspirations malfaisantes d’un enthousiasme aveuglé et des superstitions misérables d’un enthousiasme ignorant ? Le cri de la nature, dit-on, est irrésistible, et la raison elle-même n’a qu’à le suivre. Cependant, à quoi reconnaître ce cri de la nature, qui a été si souvent invoqué dans l’intérêt du crime et qui a servi tant de fois à la satisfaction des passions brutales ? Donner au cœur le droit de juger entre le vrai et le faux, le bien et le mal, c’est dire que le cœur est le juge du cœur, ce qui implique une sorte de pétition de principe. Ainsi c’est toujours à la raison qu’il faut en appeler en dernier lieu, et pour chacun cette raison, c’est sa propre raison, car de quel droit lui imposerait-on de se soumettre à la raison d’autrui plutôt qu’à la sienne, à la raison de celui-ci plutôt qu’à celle de celui-là ?

On objectera encore que dans beaucoup de circonstances nous ne jugeons pas par nous-mêmes, mais que nous nous en rapportons au jugement d’autrui. Dans ce cas-là, c’est que le jugement d’autrui nous paraît une bonne raison d’affirmer, et en définitive ce que nous affirmons alors, ce n’est pas la chose elle-même, c’est la véracité et la compétence du témoin qui nous la transmet. Affirmer un fait sur un témoignage quelconque, sans critique et sans examen, est contraire à toutes les lois de la logique. Ainsi c’est toujours la raison individuelle qui demeure juge de la valeur du témoignage et de l’autorité du témoin. Insiste-t-on et va-t-on jusqu’à dire que souvent c’est l’opinion publique qui juge le témoin ? Nous répondons que c’est l’individu qui juge l’opinion publique et qui décide si pour lui-même elle est un bon témoignage en faveur du témoignage contesté. En un mot, si loin qu’on nous presse, on peut bien nous faire reconnaître qu’il y a souvent beaucoup d’intermédiaires entre la vérité et moi ; mais il restera toujours vrai que le dernier juge, c’est moi-même, j’entends pour moi-même, et il est impossible qu’il en soit autrement.

La diversité et la contradiction des opinions ne sont nullement une objection contre la liberté de penser, car ce n’est point cette liberté qui a créé ces contradictions. Est-ce en vertu de la liberté d’examen qu’il y a eu dans le monde tant de religions différentes, tant de lois contradictoires, tant de préjugés barbares et fanatiques, qui séparaient les hommes en troupes féroces et ennemies ? On voit bien