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comparaison, omise par une esthétique à laquelle il veut bien s’en référer d’ordinaire et qu’il était en droit de blâmer de cet oubli. Peut-être a-t-il reculé devant une opération d’analyse psychologique, ou n’a-t-il pas mesuré toute la gravité d’une confusion contre laquelle son livre ne proteste qu’implicitement. Quoi qu’il, en soit, l’observation établit rigoureusement que l’instinct est une force infaillible dès le premier jour, mais aveugle et enchaînée dans un cercle d’actions régulières et identiques d’où il lui est interdit de sortir jamais, tandis que le génie est une puissance d’abord incomplète, mais intelligente, libre et essentiellement faite pour la lumière, l’instruction et le progrès. Le jour où son instinct porte la jeune hirondelle à construire son nid, elle le bâtit, sans leçons et sans maître, d’après un modèle qu’elle copie avec une habileté innée, exempte d’hésitation et de tâtonnement. Dès qu’elle s’éveille, cette faculté merveilleuse est achevée, parfaite ; mais en même temps, selon la belle remarque de Pascal, cette mystérieuse puissance est incapable du plus petit progrès dans l’individu comme dans l’espèce, et les nids d’hirondelles suspendus à nos toitures sont exactement pareils à ceux qui s’attachaient aux rochers du paradis terrestre. Chez l’homme, le pur instinct est non moins infaillible et non moins invariable. L’enfant naissant d’un philosophe du XIXe siècle ne tète le sein de sa nourrice ni autrement ni mieux que le premier-né d’Adam et d’Eve, et le plus savant physiologiste d’aujourd’hui, qu’il le veuille ou non, exécute, pour avaler ses alimens, les mêmes mouvemens, ni plus ni moins, qu’un sauvage de l’Océanie. Voilà l’instinct véritable, et le seul qui mérite ce nom. Il a sa grandeur, car, aussitôt qu’il naît, il existe dans sa plénitude et atteint la perfection de son œuvre ; il a sa misère, car il est dans une radicale impuissance de rien ajouter à son premier fonds.

Pour être conséquens, ceux qui assimilent le génie à l’instinct sont tenus d’ajouter que l’abeille, le castor et l’hirondelle sont des architectes de génie au même titre qu’Ictinus, Michel-Ange et Philibert Delorme, que l’oiseau qui couve et fait éclore ses petits a le génie de la plastique, et que le rossignol qui module sa chanson amoureuse a le génie de la musique. Ira-t-on jusque-là ? Je n’ose répondre que non ; mais alors il faudra pousser plus loin encore : il faudra dire que le génie, en tout identique à l’instinct, crée, dès qu’il entre en action, des œuvres accomplies, que les premiers essais de sa jeunesse et même de son enfance sont la perfection même, que durant le cours entier de sa vie, quelque longue qu’elle soit, il se répète exactement lui-même et ne se surpasse jamais, que les exemples des maîtres et leurs leçons n’ont rien à lui apprendre, qu’enfin le plus sage parti comme le plus sûr est pour l’artiste