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encore discutée, et qui, pour accroître son crédit, a besoin de beaucoup de prudence, de méthode et de discrétion.

Les artistes en général et les artistes contemporains en particulier sont avisés, intelligens et prompts à saisir le côté faible des choses, des hommes et surtout des théories. Cette disposition critique s’est énormément accrue en ce siècle, au contact d’une société raisonneuse, qui soumet à l’épreuve du doute et de l’examen le plus libre toutes les idées et toutes les croyances. A des esprits aussi éveillés, aussi sceptiques, il ne faut enseigner que des vérités dont on tient la preuve ; mais ces vérités, quand on a pris le temps de s’en convaincre fortement soi-même, on serait coupable de ne pas oser les exprimer et les répéter aussi souvent qu’il sera nécessaire, sauf à les entourer d’une clarté nouvelle et à les mieux prouver chaque fois qu’on les redit. Tôt ou tard elles seront entendues et comprises. L’élite, sinon la masse des artistes, est en état de comprendre ce qu’on a essayé d’établir ici. Il importe qu’elle le sache bien : non, la vocation n’est pas un instinct, et à ses plus beaux jours la science et la théorie ont toujours été appelées à son aide. Si le génie a besoin de ce double secours, comment le talent, qui est un degré inférieur du génie, s’en passerait-il ? Si la science et la théorie ont dû soutenir et guider l’inspiration aux époques où, pleine de force, elle était en outre secondée par de puissantes impulsions religieuses, sociales, politiques, comment pourrait-elle marcher seule ou presque seule en ce temps où, déjà naturellement affaiblie, elle ne rencontre autour d’elle aucun grand courant d’idées et de convictions qui l’entraîne ? L’art en est aujourd’hui à cette période de son mariage avec la science où celle-ci doit intervenir plus activement et prendre une part plus large dans le gouvernement de la communauté. L’art n’est ni mort, ni mourant, ni tombé dans la décrépitude ; mais il est âgé, par conséquent moins inspiré que raisonneur et habile. C’est là, nous l’accordons, une sorte de fatalité, mais une fatalité devant laquelle l’art n’est pas désarmé, puisqu’il a le libre pouvoir de concentrer les énergies qu’il a conservées et de les vivifier par des études savantes dans le recueillement et la méditation. S’il veut user de cette mâle liberté, comme le lui a mille fois conseillé une critique éclairée, un bel avenir lui reste encore ; sinon, ses destinées sont gravement compromises, car ainsi que l’a dit quelque part Voltaire :

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.


CHARLES LEVEQUE.