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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/590

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Lucile sourire, il croyait entendre sa jolie voix nette et bien timbrée ; puis, retombant dans la réalité, il maudissait sa fuite ridicule et se mettait à échafauder de nouveaux rêves. Ce fut l’occupation de toute sa nuit.

Il y songeait encore le lendemain matin quand il sortit du logis. Il retourna à l’allée des noyers, mais il n’osa pas s’avancer jusqu’auprès de la fontaine, et rebroussa chemin après avoir un moment contemplé la porte des Palatries. Comme il s’en revenait tout rêveur par un étroit sentier qui côtoie les prés, il entendit tout à coup une voix de femme prononcer son nom ; il releva la tête et aperçut entre les rameaux d’une haie de néfliers les longues boucles et la figure moqueuse de sa voisine, Mme de Labrousse. Devant la mine ébahie de Maurice, elle partit d’un éclat de rire, puis, écartant les branches, montra sa tête blonde coiffée d’un chapeau de paille.

Mme Césarine de Labrousse était une femme de taille moyenne, grassouillette, vive, pétulante, avec des airs de tête évaporés. Elle avait plus de quarante ans ; mais grâce à ses cheveux d’un blond ardent, grâce à son teint frais, elle pouvait facilement n’en avouer que trente-cinq. Veuve, riche et d’une santé robuste, elle avait sans cesse le rire aux lèvres et le pied levé pour courir à une partie de plaisir. Elle était naïvement égoïste, et, sans être foncièrement méchante, suffisamment vaniteuse, insouciante et bavarde pour faire beaucoup de mal tout naturellement, comme les ronces font des piqûres. À Saint-Clémentin, on jasait fort sur son compte. Ses meilleurs amis avouaient qu’elle était un peu coquette, les indifférens la déclaraient légère, et ses ennemis disaient nettement qu’elle avait jeté son bonnet par-dessus les moulins.

— Eh ! bonjour, monsieur Jousserant, cria-t-elle ironiquement à Maurice, venez-vous enfin me faire votre visite ? Il n’est que temps ! Le jeune homme, embarrassé, s’excusa du mieux qu’il put ; mais la veuve, après lui avoir longuement reproché sa sauvagerie, jura qu’elle se brouillerait avec lui, s’il ne réparait son oubli promptement. — Promettez —moi, dit-elle, de venir chez moi jeudi soir… Nous pécherons des écrevisses aux flambeaux, puis nous souperons en plein air. J’ai invité tout Saint-Clémentin, et nous aurons M. et Mme Désenclos des Palatries… Je compte sur vous.

Ils se séparèrent, et Maurice rentra aux Ages en se reprochant sa lâcheté. Il n’en partit pas moins le jeudi suivant pour le domaine de la Commanderie, qu’habitait Mme de Labrousse.

Lorsqu’il arriva, à la brune, les invités étaient déjà descendus dans la prairie ; mais il chercha en vain parmi eux Mme Désenclos. La pêche commença. Les jeunes filles allumèrent des lanternes et les suspendirent aux saules de la rive ; les jeunes gens préparèrent