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çait à s’irriter de sa réserve. La persistance de Maurice à ne point dépasser les premières stations du voyage au pays du Tendre impatientait Césarine et la désolait. Elle avait la tête beaucoup plus prise qu’elle ne le croyait, et le désir avait implanté dans son cœur de profondes et solides racines. Les passions qui naissent chez les femmes de quarante ans sont comme les plantes qui poussent sur les vieux murs, — envahissantes et tenaces. La froideur polie de Maurice n’avait fait qu’exaspérer la fantaisie de la veuve, et elle avait résolu de triompher de ce beau dédain. Elle se promit de l’observer et de l’étudier de près, et elle exécuta strictement cette partie de son programme. Au lieu des libres heures de promenade tant rêvées, Maurice fut condamné à la compagnie de Mme de Labrousse. La veuve ne quittait pas Lucile. En huit jours, il ne put dire à son amie un mot en particulier. L’inévitable Césarine était toujours là, l’œil au guet, comme une araignée sur sa toile. La petite Madeleine était la seule qui gagnât à cette contrainte ; toutes les adorations enfermées dans le cœur du jeune homme se transformaient en caresses pour l’enfant de Lucile.

Le manège de Mme de Labrousse eut un double résultat, sur lequel la veuve ne comptait nullement : il augmenta encore la passion de Maurice en la comprimant, et rendit à Mme Désenclos une partie de la sécurité qu’elle avait perdue. La présence de Césarine donnait je ne sais quel air innocent aux visites de Maurice ; Lucile pouvait le voir et lui parler maintenant sans s’exposer aux périls d’un tête-à-tête ; grâce à la veuve, leurs causeries redevenaient calmes et purement amicales. Cette apparente sérénité fit illusion à la jeune femme, et peu à peu ses premiers troubles s’apaisèrent ou plutôt s’endormirent. Au bout d’une semaine, elle avait repris sa gaîté et son étourderie d’oiseau. — Vers la mi-septembre, les vendanges commencèrent à la Commanderie. Saint-Clémentin n’est pas un pays vignoble : autour des borderies, quelques pieds de vignes enlacés aux arbres et poussant à l’aventure servent à alimenter le tonneau de piquette des métayers ; mais on ne connaît guère que par oui-dire la saveur du vin du cru. Seuls de tout le voisinage, M. Désenclos et Mme de Labrousse possédaient quelques chaînées de vigne qu’ils vendangeaient en commun, le pressoir de la Commanderie servant pour les deux récoltes.

Un soir, tandis qu’on foulait les premières cuvées de la vendange des Palatries, Lucile et Maurice se rencontrèrent dans le pressoir déjà assombri. Au loin, on entendait les vendangeuses qui revenaient de la vigne en chantant. Dans un intervalle de silence, un couplet entonné par une jeune voix arriva jusqu’à eux :