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concert de cacophonie wagnérienne, — une salle de billard, une table de jeu dans l’antichambre, presque dans la rue, et au milieu de tout cela un certain fumet méridional d’ordure laissée dans les coins : — tel était le somptueux appareil de cette brillante réunion. Toutes les races de l’ancien monde et du nouveau s’y coudoyaient dans un mélange bizarre. Il y avait des Allemands, des Espagnols, des Anglais en cravate blanche, des Yankees à la barbe de bouc, des peaux blanches ou cuivrées, des cheveux plats ou crépus, des têtes noires, blondes ou rouges, jusqu’à des Français et des Russes. La belle créole au teint sombre, à l’œil noir et rempli d’éclairs, passait nonchalamment appuyée au bras du Germain grand, mince, un peu triste, à l’œil bleu et à la longue chevelure. L’Espagnol au visage bronzé, l’œil hardi, la bouche souriante, l’air à la fois conquérant et familier, débitait en sa langue une série de complimens creux et sonores à quelque blonde fille du nord pâlie par le soleil des tropiques, comme une fleur transplantée sous un climat nouveau. Matanzas est, comme la Havane et plus encore peut-être, une ville de commerçans, où la société se recrute aux quatre coins du monde. La moitié de la population riche se compose d’étrangers : les uns s’en retournent au pays natal au bout de quelques années, les autres s’établissent et font souche dans le pays en s’alliant aux familles créoles. Les races nées de ces alliances sont presque toujours belles et fortes. Je remarque parmi les reines de la soirée deux grandes jeunes filles de sang mêlé, demi-havanaises, demi-allemandes, et qui aux cheveux blonds, à la belle carnation des pays du nord, joignent les formes pleines, les traits arrêtés et la grâce voluptueuse des tropiques. Il y a beaucoup de figures agréables ; mais les toilettes sont aussi mêlées que les races, et composées d’ailleurs avec le goût le plus douteux. Masques de carton, costumes fripés, habits du soir, habits du matin, redingotes noires et vestes blanches, robes de satin et jupes d’indienne, perruques monstrueuses, couronnes de diamans, barbes postiches, faux nez coiffés de lunettes, accoutremens grossiers qui s’efforcent d’être grotesques et qui ne sont que repoussans, tout cela s’agite dans un nuage de vapeur et de poussière qui fait pâlir la clarté des becs de gaz et des quinquets fumeux suspendus aux murailles. Un quadrille dansé par vingt jeunes gens masqués de noir, en moustaches frisées et en costume de Grispin, blanc, rouge et or, fut le grand événement et le seul spectacle un peu gracieux de la soirée.

En dépit d’une chaleur suffocante, je dus me mêler à la danse, qui se prolongea fort avant dans la nuit. La musique écorchait nos airs à la mode en leur donnant une allure sautillante et sauvage. A chaque instant revenait la valse havanaise, dont la cadence lente et paresseuse ressemble à l’essai d’une main novice sur une